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Manger !

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Manger est bien plus qu’un geste quotidien dicté par la nécessité de se nourrir. En témoignent les nombreuses émissions télévisées, le succès des livres, des cours, des blogs, des applications consacrés à la cuisine. Vous trouverez ici une série de 7 brefs articles écrits par différents auteurs, pasteurs, théologiens, philosophe qui ont été publiés dans le mensuel « Evangile & Liberté ». (reproduits ici avec autorisation)

1. « Donnez-leur vous-mêmes à manger » Marc 6,37 Manger. Manger. Voilà une préoccupation qui ne quitte pas les êtres vivants. Il faut manger pour vivre, mais aussi manger ensemble pour se rencontrer, cultiver les amitiés, apprécier les douces saveurs de la terre. Pas étonnant que la Bible baigne dans les questions de nourriture. Elle se déploie depuis cette faute initiale, dans le jardin d’Éden, où Adam et Ève ont mangé ce qu’il ne fallait pas, jusqu’à cette excellente grillade de poissons, à la fin de l’évangile de Jean, partagée entre le Jésus ressuscité et ses disciples.

Entre ceux qui mangent trop et ceux qui ne mangent pas assez, l’humanité ne parvient pas à résoudre ses problèmes. Les questions lancinantes de la faim et du partage de la nourriture ressortent de la Bible comme elles ressortent de notre monde contemporain.
En témoigne cette fameuse multiplication des pains, racontée si souvent dans les évangiles : Jésus et ses disciples sont en face d’une foule affamée qui n’a rien mangé depuis trois jours et qui risque de défaillir à chaque instant. Cinq mille hommes, sans compter les femmes et les enfants. Ne sommes-nous pas en pleine actualité ? Les disciples ne veulent pas faire d’ingérence. Ils ne sont pas là pour s’occuper de ces besoins élémentaires : « Que ces braves gens aillent donc dans les villages, s’acheter de quoi manger ; qu’ils se débrouillent ; nous avons tout juste assez pour nous-mêmes », disent-ils, en substance, à Jésus.
Mais Jésus tranche avec autorité : « Donnez-leur vous-mêmes à manger. » Sous-entendu : « Vous craignez de ne pas pouvoir les nourrir, mais vos ressources vous permettent de partager davantage que ce que vous pensez. » Les disciples s’inclinent, le Maître a dit. Il a dit que son enseignement et tous les beaux discours qui s’en suivent sont vains si d’abord les disciples ne donnent pas à manger aux foules qui ont faim.
Et il resta 12 corbeilles pleines, une pour chaque disciple. Ils ramenèrent à la maison plus que ce qu’ils ne voulaient pas donner. Henri PERSOZ

2. Manger ou prier ? J’admire les moines. Ils ont du temps ! Du temps pour faire ce qu’aucune autre personne ne ferait. Tenez, par exemple, voici quelques années, l’un d’entre eux a compté dans toute la Bible le nombre de récits de repas pour le comparer au nombre de récits… de prières ! Il en est arrivé à la conclusion suivante : il y a cinquante fois plus de récits de repas que de prière. Faut-il en tirer une conclusion radicale ? Faut-il manger cinquante fois plus qu’on ne prie ? D’ailleurs si l’on regarde les trois religions monothéistes, leurs coeurs se définissent dans un rapport à la nourriture : la cacherout (NDLR : règles alimentaires juives), la Cène, le Ramadan… En positif comme en négatif, la nourriture joue un rôle déterminant dans la pratique religieuse, d’ailleurs bien au-delà même des frontières de nos trois religions soeurs. Seul – semble-t-il– le protestantisme (surtout libéral) échappe relativement à cette règle. Bien que les repas de paroisses et autres repas-conférences aient encore de l’avenir.
Allons plus loin… Pourquoi la nourriture est-elle si « religieuse » ? Je l’ai sans doute mieux compris en apprenant à faire la cuisine qui est devenue ma seconde passion (après la théologie, cela va de soi… un peu de sérieux !). Parfois ce questionnement intérieur naquit d’une certaine frustration : préparer la cuisine pendant des heures, monter un plat avec une superbe présentation… qui s’effondre à peine arrivée sur la table ! Le plat, mon patient labeur, est mangé en un rien de temps… L’éphémère frustrant comme seule récompense !

Et pourtant… Les plaisirs de la table sont éminemment spirituels car ils sont un lien complice (une communion ?) entre les personnes. Le cuisinier se fait démiurge des relations et artisan de paix. Le plaisir ouvre à l’autre, il interdit la sinistrose. La spiritualité de l’angoisse solitaire devient spiritualité de la connivence humaine, où les mots peuvent alors nous ouvrir à un ailleurs, à une nouvelle création…
Et la parole s’est faite chair…  Jean-Marie de BOURQUENEY

  3. Le miel est doux mais une abeille ça pique Pourquoi la Terre promise est-elle présentée comme un pays où le miel se trouve en abondance ? Sans doute parce que le miel est, dans l’Écriture, signe de douceur. Ce que Dieu nous promet, c’est la plénitude de sa présence, présence qui est une nourriture, une source de force et de vie, et aussi quelque chose d’infiniment doux et agréable.
Mais dans la nature, et même dans la Terre Promise, le miel ne se trouve pas tout conditionné en pots. Le miel est doux, certes, mais il est extrêmement difficile à récolter. De même, la présence de Dieu, la foi, sont des choses merveilleuses, mais qui ne s’achètent pas en supermarché, il y a tout une démarche personnelle, une quête pour les obtenir.
Le miel est fait par les abeilles, or « l’abeille » se dit « Deborah » en hébreu, et ce mot n’est rien d’autre que le féminin du mot « Dabar » qui signifie « la parole ». Voilà un premier indice : la présence de Dieu dans nos coeurs est produite par la Parole de Dieu ; c’est en écoutant, en méditant cette Parole que notre foi peut très progressivement se constituer et grandir.
Mais une abeille ça pique ! Aller récolter du miel est donc quelque chose de difficile, il faut de la méthode et du courage. Le croyant doit en avoir aussi : la parole de Dieu n’est pas une chose sirupeuse facile à avaler, elle est d’une approche difficile, elle nous contrarie, nous blesse parfois ; il faut se battre avec elle pour pouvoir y prélever les quelques grammes de vie et de douceur qu’elle peut nous donner.
Et même, quand on prélève enfin les rayons, il ne faut pas tout gober sans discernement. La cire n’est pas bonne à manger. Il faut dans cette Écriture faire un travail critique, prendre ce qui est bon et nourrissant, et laisser le reste.  Mais l’apiculture aurait-elle autant d’intérêt si les abeilles ne piquaient pas ? La vertu principale de la Parole, c’est de nous nourrir… mais aussi de nous aiguillonner pour nous mettre en mouvement et nous contraindre à agir avec intelligence et attention, tout en sachant, comme les abeilles, se nourrir du meilleur que produit le monde, en laissant de côté le reste. Louis PERNOT

4. Manger : « une effroyable nécessité » Manger est un acte apparemment assez indifférent. Mais dès qu’on y réfléchit, les choses se compliquent. D’abord, la convivialité des repas est un vain mot pour tant de personnes dont les repas solitaires sont bien souvent une épreuve quotidienne. Ensuite et surtout, nous savons les ravages causés par la faim dans le monde. Quand une telle pensée nous traverse l’esprit, manger devient quelque chose de secrètement très douloureux. Une troisième raison vient obscurcir les plaisirs de la table : manger est une forme inévitable de violence « une effroyable nécessité » (Albert Schweitzer, La civilisation et l’éthique). Se nourrir est en effet incompatible avec le principe absolu du « respect de la vie ». On nous dira qu’il suffit d’être végétarien ou végétalien pour résoudre ce drame. Mais une salade ou une poire sont, elles aussi, une prodigieuse manifestation de la vie.

 Il y a un scandale dans l’ordre naturel des choses et, à cet égard, notre monde correspond à une sorte de machine infernale. Je reste, pour ma part, scandalisé par cette fatalité d’avoir à tuer pour vivre. Quand des confessions de foi célèbrent le Créateur, je me demande si le Dieu de la vie a vraiment voulu une si impitoyable mécanique. S’interrogeant dans un sermon (L’avoir du chrétien) sur l’effroyable « entre-mangement » qui caractérise le monde naturel, Wilfred Monod s’interrogeait encore dans cette même prédication sur la difficulté qu’il peut y avoir alors à parler du « Bon Dieu ». C’est toujours lui qui déclarait que le lion est, tout compte fait, de la gazelle digérée et que la nature ressemble à un vaste tube digestif. Michel Houellebecq, dans Les particules élémentaires, n’a-t-il pas raison de faire dire à son héros que « prise dans son ensemble, la nature sauvage n’était rien d’autre qu’une répugnante saloperie » ? Il m’est arrivé parfois de me demander si la beauté de nos tables et le côté esthétique de certains repas n’étaient finalement pas là pour en masquer inconsciemment l’horreur secrète.  Ce qui est certain, c’est que manger n’est précisément pas un geste indifférent, un acte qui va de soi.

5. La Cène  Pour le repas de Jésus, à table ! Après avoir été joyeusement surpris, émerveillés, comblés par la proposition, la bonne nouvelle de Jésus, ce qui est de beaucoup le plus important, nous sommes conviés à nous rassembler autour de la table, avant de reprendre la route… À l’invitation du frère, nous nous accueillons avec bonheur les uns les autres… Table de famille, lieu joyeux du partage du pain et, si possible, d’un vin d’allégresse ! Lieu de parole et de convivialité, nous voici rassemblés…

Toi l’enfant, attablé pour la première fois, toi le père ou le frère aîné qui sait ce qu’il en coûte de travaux et d’efforts pour un gagne-pain ; toi, la mère ou la soeur aînée qui a mis tant d’amour dans les préparatifs ; vous les jeunes filles et les jeunes gens, pressés de découvrir le monde ; vous les blessés de la vie qui espérez toutes les guérisons ; vous les plus âgés qui évoquez en silence tous les absents ; toi l’ancien, l’ancienne que nous craignons de ne plus voir bientôt ; toi, le voisin avec qui on était brouillé, toi l’ami de passage qui a fait un détour pour être là ; toi l’étranger, que nous avons pris soin d’aller chercher ; vous les savants et vous qui avez tout à apprendre ; oui, vous tous, et beaucoup d’autres encore en des tables lointaines, rassemblés par le coeur et l’esprit, réjouissons-nous ensemble, car c’est la table de Jésus, la table de famille, comme une table de ferme avec une nappe à carreaux rouges et blancs, comme une table de fête, pleine d’inattendus, de surprises, de beauté, de sentiments parfois différents mais qui s’additionnent, des inquiétudes, des espérances, des interrogations…

Ce n’est pas le menu qui compte, bien sûr, frugal ou copieux, symbolisé par ce peu de pain et de vin partagés, où l’essentiel est dans l’échange des regards et des paroles, promesses de nouveaux regards et de nouvelles paroles, dans l’enthousiasme discret ou éclatant pour les propositions de Jésus, son offre du monde renversé vers le bonheur pour tous, son appel qui donne sens à la vie… Roger PARMENTIER

6. Obésités On nous le redit, l’obésité infantile est passée dans notre doux pays de 3 % en 1965 à 16 % aujourd’hui, et probablement 20 % en 2020 (avec une réduction de 13 ans de l’espérance de vie). C’est la fin de l’exception culturelle française. Comme si on s’était tous mis à grossir ensemble, un peu comme, dans le feuilleton des shaddoks, les gibis attrapent tous la maladie du temps, qui les fait à la fois grossir et vieillir ! C’est que nous avons changé de régime alimentaire, autant que de régime de dépense physique, et tout est devenu trop facile, jusqu’au dégoût de soi. Mais il n’y a pas que cela : l’imaginaire de notre société valorise la minceur au point d’en faire une valeur morale, un idéal, le résumé de toutes les vertus : le mince est ferme et flexible, actif, et intelligent puisqu’il sait remplacer la quantité par la qualité. N’est-ce pas cependant le conformisme de la minceur qui fait voir tout ce qui dépasse comme une obésité anormale ? Et c’est ainsi que notre société oscille entre l’anorexie adorée de ses top-modèles et la mal bouffe ordinaire des consommateurs.

Manger est une activité à forte charge affective et symbolique puisque nous ne vivons qu’à manger du vivant autre que nous-même, mais que ce que nous mangeons devient nous-mêmes. C’est pourquoi l’intime plaisir que cela procure n’est pas sans réveiller une certaine anxiété. C’est ce qu’on a pu appeler le paradoxe de l’omnivore : nous avons besoin de diversité, de variété (nous ne sommes pas capables, comme certains herbivores, de tout tirer d’une seule chose). Cela pousse à l’innovation, et à l’adaptation, mais tout nouvel aliment est un danger potentiel. D’où l’oscillation, fondamentale dans la culture humaine, entre innovation et tradition, entre « néophilie » et « néophobie », très sensible chez les enfants. C’est elle qu’il faut cultiver et éduquer, ne serait-ce que par les rythmes familiaux des repas : on a trop négligé le fait que le langage et la nourriture étaient intimement mêlés, et qu’il est bon d’intercaler finement la parole à l’aliment, car l’homme ne se nourrit pas de pain seulement, et les paroles sont comme des aliments, qui donnent de la saveur au monde.  Olivier ABEL

7. Comment nourrir son âme ?  Comment la nourriture pourrait-elle mettre l’être humain en relation avec son Dieu ? Examinons deux hypothèses… Première hypothèse, la nourriture permettrait une relation physique avec Dieu. En vertu de l’adage « on est ce qu’on mange ! », l’être humain prendrait la religion de ce qu’il mange. Certains chrétiens défendent une telle conception. Il y a ceux qui veulent gagner le paradis en ne mangeant que ce que Dieu a donné aux êtres humains dans le jardin d’Eden. D’autres préfèrent un régime plus évangélique, moins drastique, mais toujours un peu monotone : manger exactement ce que Jésus aurait mangé. Certains protestants polynésiens plaident pour le régime du fenua : ils mangent la nourriture locale, celle que produit le fenua – la terre-mère que Dieu leur a donnée – pour rester en relation avec Dieu. Certains chrétiens enfin mangent une hostie pour s’incorporer le corps du Christ.

 Seconde hypothèse, la nourriture indiquerait symboliquement la relation avec Dieu. Ceux qui préfèrent cette manière de penser – et j’en suis – estiment que, selon le principe du signifiant et du signifié, un aliment peut indiquer certains aspects de Dieu, de l’être humain et de la relation qui les unit. La nourriture fonctionne comme un symbole dont le sens dépend d’un cadre de référence. Ainsi, c’est dans la communion qu’un pain, constitué d’innombrables épis, peut signifier le rassemblement de la communauté. C’est dans une Église polynésienne que la noix de coco, parce qu’elle donne à boire et à manger, peut signifier l’unité de la personne du Christ. C’est en Suisse qu’un gâteau aux pruneaux mangé le jour du Jeûne Fédéral, peut signifier la repentance par la privation. C’est à l’Épiphanie que la couronne des rois peut rappeler la visite des mages ; et c’est dans l’esprit d’un théologien protestant gourmand que le chocolat peut résumer la foi chrétienne, puisqu’il mélange l’amertume de la Passion et la douceur de la Résurrection…

Olivier BAUER

 NOTES :
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Pour aller plus loin : Olivier BAUER, « Le protestantisme à table », Genève, Labor et Fides, 2000.