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Oh Hérode, tu me cherches !!!

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Récits de l’enfance et violence : l’exemple de Matthieu 1 et 2 . C’est une évidence que de l’affirmer : la mort de Jésus est l’aboutissement d’une opposition violente que ses paroles et ses gestes n’ont cessé de susciter durant tout son ministère. Matthieu nous apprend cependant que cette violence est inscrite dès les origines de Jésus. Qu’elle le précède avant même qu’il ne vienne au monde.

 1 – La généalogie de Jésus (Mt 1, 1-17)

C’est une évidence que de l’affirmer : la mort de Jésus est l’aboutissement d’une opposition violente que ses paroles et ses gestes n’ont cessé de susciter durant tout son ministère.
Matthieu nous apprend cependant que cette violence est inscrite dès les origines de Jésus. Qu’elle le précède avant même qu’il ne vienne au monde. En effet, la longue liste des ancêtres de Jésus (Mt 1,1-17), dont beaucoup sont connus par l’Ancien Testament, porte en elle l’histoire mouvementée et violente du peuple d’Israël.

  • Avant Hérode, responsable du massacre des enfants de Bethléem (2,16-18), certains rois d’Israël, présents dans la généalogie de Jésus, ont « fait ce qui est mal aux yeux de l’Eternel »pour reprendre l’expression de l’Ancien Testament. Comme fils d’homme, inscrit dans l’histoire d’une nation, Jésus vient au monde chargé du poids de l’histoire du peuple d’Israël, une histoire faite de guerres et de paix, de violences et de réconciliations. Pour être plus précis encore, on peut relever un détail de cette généalogie indiquant que Jésus est marqué par la violence, pas seulement comme membre du peuple d’Israël, mais comme membre d’une lignée particulière.

En effet, après avoir indiqué que Jésus est un « fils de David » (Mt 1,1), Matthieu note (v. 6) que « David engendra Salomon de la femme d’Urie ». Pourquoi, comme pour Rahab, Thamar et Ruth, n’avoir pas appelé cette femme par son nom, Bethsabée ? A la suite de nombreux exégètes, on peut y voir un rappel de l’épisode au cours duquel David, après s’être rendu coupable d’adultère avec celle qui deviendra une ancêtre de Jésus, fait mettre à mort son mari (cf. 2 S 11). Ainsi, Jésus, dès le début de son existence est-il marqué par une violence originelle inscrite au cœur même de sa généalogie.

S’il échappe provisoirement au pouvoir mortifère des puissants (cf. Mt 2,13-15), ce n’est pas pour passer des jours paisibles loin du danger. C’est pour revenir et subir, à son tour, cette violence meurtrière. Jésus est en quelque sorte précédé d’une malédiction liée à ses ancêtres.

  • Faut-il alors en rester à ce constat que toute généalogie humaine contient en elle une part plus ou moins grande de violence ? Ce serait ne faire que la moitié du travail de lecture auquel nous invite l’écriture de la généalogie de Jésus par l’Evangile de Matthieu. Celle-ci porte en elle, et peut-être à son insu, une issue possible à cette malédiction de la violence. Et ce de deux façons complémentaires.

En tout quarante-deux générations :

 L’évangéliste l’affirme : « II y a donc en tout quatorze générations depuis Abraham jusqu’à David, quatorze générations depuis David jusqu’à la déportation à Babylone et quatorze générations de la déportation à Babylone jusqu’au Christ. » (v.17). Rien ne semble pouvoir faire échapper Jésus aux déterminismes de la précédence et donc, ici, de la violence.

Et cependant, si l’on compte le nombre des générations mentionnées, on n’en trouve que quarante et une : on ne compte en effet que treize générations de la déportation à Babylone jusqu’à Jésus (cf. v. 12-16). Erreur de scribe ou omission volontaire ? On ne peut pas décider. Le seul fait certain c’est qu’il en manque une. Qu’il y a du manque, qu’un grain de sable est venu gripper la machine trop bien huilée des engendrements successifs. Ce manque est là comme pour signifier que tout n’est pas aussi verrouillé que ne le prétend le narrateur. Dans ce manque d’une génération, une autre origine, une autre parole est peut-être venue s’inscrire qui fait échapper au destin.
Cette autre parole se retrouve peut-être au terme de tous les engendrements.
C’est le second détail surprenant de cette généalogie, plus connu celui-là, quoique pas toujours bien interprété. Ecoutons au plus près du texte en prenant la généalogie au beau milieu de la succession quasi ininterrompue des générations depuis Abraham : « Elioud engendra Eléazar ; Eléazar engendra Mathan ; Mathan engendra Jacob ; Jacob engendra Joseph… l’époux de Marie de laquelle est né Jésus que l’on appelle Christ. ». Ce détail signifie en somme – les v. 18-25 l’expliciteront – : Jésus est fils de Marie, selon la chair. Mais Joseph, lui, n’est pas le géniteur. II est père adoptif, lié à son fils par une parole et une reconnaissance qui ne doivent rien, ni à la chair ni au sang. Sortons un instant des questions oiseuses sur la vraisemblance de la conception virginale de Jésus.
Poser la question en ces termes, c’est passer à côté de l’essentiel qui est le sens de ce que nous dit ici le texte évangélique : Jésus tient son existence d’une autre origine. Au cœur des déterminismes les plus forts, Dieu vient inscrire une parole de liberté. II s’agit donc bien pour Jésus de naître fils de quelqu’un. Mais fils de qui ? Fils de Joseph, charpentier de son état ou fils du Père céleste, premier-né de toutes les filles et fils qui trouveront libération et adoption en lui ? Telle est bien la question qui est au cœur de la généalogie. Fils de Joseph, il l’est, certes. Mais, Joseph, tel Abraham qui offre Isaac sur le Mont Morija (Gn 22), devra laisser ce fils devenir libre des liens du sang qui sont toujours liens d’esclavage et source de violence : c’est une des significations possibles de ce vieux dogme de la conception virginale de Jésus implicitement contenu dans le v. 16 et ensuite mis en récit en 1,18-25.

 

 2 – Le massacre des enfants de Bethléem

Au chapitre 2, Matthieu raconte un acte particulièrement violent, celui du massacre des enfants de Bethlehem (Mt 2,16-18). Par cet assassinat collectif, Hérode essai e de se débarrasser d’un concurrent indésirable.
Matthieu rapporte au préalable la fuite de Jésus vers l’Égypte (v. 13-15) pour échapper à la volonté meurtrière d’Hérode.

Fuite de nuit dans la précipitation : typologie sur l’exode confirmée par la citation d’accomplissement : « D’Égypte j’ai appelé mon fils ». La citation d’Osée 11,1 est une traduction faite sur l’hébreu sans doute à cause du singulier « mon fils » qui permet à Matthieu une relecture christologique du texte de l’Ancien Testament lequel désigne, à l’origine, le peuple d’Israël comme « fils ». L’accomplissement des Écritures réside, pour Matthieu, dans le fait que celui qui est sauvé de la mort puis appelé hors d’Egypte récapitule toute l’histoire du peuple de Dieu. La pointe du récit est claire : en Jésus, le fils de Dieu, s’accomplit l’histoire d’Israël. Dieu protège son fils du dessein meurtrier d’Hérode. Dans ce fils sauvé s’accomplit le salut du peuple.
Mais alors, pourquoi raconter le massacre des enfants de Bethlehem ? En effet, au plan de la cohérence du récit, les v. 16-18 ne sont pas nécessaires. Après la mort d’Hérode (v. 19) Matthieu aurait pu se contenter de raconter le retour de Joseph et de sa famille en terre d’Israël. L’épisode du massacre des enfants et de la fuite de Jésus en Égypte est à lire en parallèle avec l’histoire de Moïse.

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Les allusions les plus suggestives sont les suivantes :
1) L’assassinat des premiers nés d’Israël en Égypte sur ordre du Pharaon (Ex 1,22), assassinat auquel échappe Moïse (Ex 2,1-10) ;
2) La fuite de Joseph « de nuit » évoque la fuite d’Égypte la nuit de Pâque (Ex 12,31), mais aussi la fuite de Moïse, en danger de mort, lorsqu’il tue le soldat égyptien (Ex 2,11 s) ;
3) le retour de Jésus dans son pays qui inaugure le ministère de Jésus, l’envoyé de Dieu ; ce retour rappelle celui de Moïse revenu pour délivrer le peuple, envoyé par Dieu.

Jésus est ainsi solidaire des malheurs de son peuple (cf. Mt 8,17 ; 11,28-30), jusque dans la violence subie par les plus petits d’entre eux et à laquelle, dans la logique du récit de Matthieu, il n’échappe que provisoirement. La mise en scène a pour conséquence d’assimiler Hérode à Pharaon et la terre d’Israël à l’Égypte où Jésus, tel Moïse, revient pour sauver son peuple.
En dehors de Matthieu, il n’existe aucun écho d’un tel événement dont Flavius Josèphe aurait logiquement dû parler. Par cet épisode, l’évangéliste traduit cependant un fait corroboré par les auteurs de l’époque : la cruauté d’Hérode qui n’hésitait pas à recourir aux pires exactions pour assurer son pouvoir. Pourquoi alors rattacher le souvenir de la cruauté d’Hérode à la naissance de Jésus ? En rapportant cet épisode, Matthieu souligne que la venue de Jésus est une contestation des pouvoirs humains et que ceux-ci n’auront de cesse de le réduire au silence.
La citation des v. 17-18 sur les pleurs de Rachel mentionne le prophète Jérémie. Ce prophète revêt un intérêt particulier pour Mt qui le nomme explicitement trois fois (outre, 2,17-18, cf. 27,9-10 – référence à Jérémie pour parler de la « vente » de Jésus par Judas aux chefs du peuple – et 16,14 – Jésus assimilé à Jérémie -).
La première et la dernière références (2,17-18 et 27,9-10) sont en étroite relation attestant, chez Matthieu, l’opposition mortelle au Messie de la part de ceux qui auraient dû le reconnaître et le recevoir. La mention de Jérémie renforce le lien entre les récits de l’enfance et le récit de la Passion, soulignant le rejet du Messie par son peuple, plus exactement par ses responsables religieux. Quant à la mention de Mt 16,14, elle confirme d’une autre manière les remarques précédentes : pour Mt, Jésus fut perçu par ses contemporains comme un prophète de malheur. Tel Jérémie, il en subit les conséquences, c’est-à-dire le rejet. Pour Matthieu, ce rejet est déjà Inscrit au tout début de l’existence terrestre de Jésus. On peut aussi ajouter que Jérémie est aussi le prophète de l’expérience de la fin, signifiée à travers la destruction du Temple et l’Exil du peuple.
Notons enfin, que, dans le contexte du livre de Jérémie, le pleur de Rachel concerne le départ en exil des enfants d’Israël. Mt fait donc une lecture typologique de l’Exil massacre des enfants et déportation à Babylone sont reliés. Le massacre est donc l’aboutissement de l’Exil. À ce massacre, un enfant, un fils d’Israël, échappe par l’exil en Egypte. II en reviendra pour sauver son peuple de ses péchés.
Ainsi, Jésus, dès le début de son existence est-il doublement marqué par la violence : violence à la fois originelle (elle est inscrite au cœur  même de la généalogie de Jésus) et séculaire (en Jésus se répète le thème vétérotestamentaire de la révolte contre l’envoyé de Dieu). Son retour en « terre d’Israël » manifeste que sa mission (« sauver son peuple de ses péchés ») suppose une solidarité avec les « enfants » d’Israël. S’il échappe provisoirement au pouvoir mortifère des puissants, ce n’est pas pour passer des jours paisibles loin du danger. C’est pour revenir et subir, à son tour, la violence meurtrière. Ce sang versé deviendra cependant le sang du pardon (Mt 26,29) ; lors du dernier repas de Jésus avec ses disciples en effet, la logique de la rétribution est brisée : un pacte nouveau est offert de la part de Dieu à quiconque perçoit, dans la mort de Jésus, une issue possible à l’engrenage de la violence.

Elian Cuvillier
PointKT N° 40 – décembre 2002
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