« Tu n’es qu’une cruche », a-t-on l’habitude de me dire… Vous vous dites que cela pourrait paraître insultant, que je pourrais me sentir vexée, rabaissée, que je devrais en ces cas déclamer quelque répartie cinglante, au lieu de me tenir coite, sans même un tressaillement qui ferait paraître mon indignation… Mais… C’est qu’ils ont raison… Je ne suis qu’une cruche… On me remplit, on me vide, on me trimballe, on me laisse traîner, on m’a même laissée tomber, quelquefois…
Enfin, non, je mens… C’est que c’est un aveu gênant, dans ma fonction… Mais une seule fois, promis, jamais avant et plus jamais après ! Et il faut dire que les circonstances m’en sont atténuantes, vraiment, ce n’était pas vraiment de ma faute, même si j’ai moi-même été distraite !
Le souci, c’était que du coup, à cette époque, on ne pouvait plus aller comme autrefois jusqu’au puits. Avant, c’était chouette, on y allait aux heures où le soleil monte ou décline, où la chaleur ne fait pas encore ou plus sentir sa morsure cuisante… Ces heures où l’on a le temps de prendre le temps, où l’on retrouve les amies, où l’on échange les progrès des derniers-nés, les espérances pour les premiers-nés, et la vie du village, ses joies et ses scandales… Longtemps, ma maîtresse et moi avons été les bienvenues, on nous accueillait comme on accueillait nous-mêmes, entre sourires, exclamations et messes basses… Des heures tellement agréables, si vous saviez…
Alors un beau jour, nous ne sommes plus allées avec les autres… Il n’y avait plus de paroles pour nous, il n’y avait plus de rires pour nous… Nous avons délaissé les heures agréables, pour y aller aux autres, celles où le soleil brûle, celles où la gorge sèche, celles où personne ne sort de l’ombre bienfaisante des maisons… Nous en avons fait notre quotidien, mais je sentais bien dans la démarche de ma maîtresse combien cela lui pesait, et que ce n’était pas seulement la chaleur qui rendait son pas moins assuré…
Mais quand j’ai vu son regard… Là-dedans, il n’y avait pas de réprobation, de rancœur, de jugement, et même pas non plus de pitié ou de commisération… Non, juste un regard qui regardait, qui attendait, qui espérait, même, mais sans impatience, comme avec juste une pointe de tendresse, comme s’il savait qui était celle qui était à côté de lui. Il a pris la parole, pour lui demander le plus simple et le plus essentiel… « Peux-tu me donner de l’eau ? J’ai soif… » J’en ai frémi de toute mon argile ! Le ton était doux, amical, si longtemps que je n’avais pas entendu ça ! Pourvu qu’elle s’en rende compte, qu’elle soit aimable !
Évidemment non ! Elle l’a rabroué, une horreur ! Avec un ton, en plus ! Elle s’est moquée de lui, genre « Eh ben, tu n’as pas peur de t’approcher de moi, de me parler, toi un homme, un juif, un mec bien ? »… Si j’avais pu, je m’en serais bouché les anses ! Bon sang, j’imaginais déjà la suite… (grand soupir…)
Peu à peu, ses défenses sont tombées, et ils se sont rencontrés… Il lui a dit un dieu qui ne s’arrêtait pas aux frontières géographiques, il lui a dit un dieu qui ne s’arrêtait pas aux frontières de genre, il lui a dit un dieu qui ne s’arrêtait pas aux frontières de la morale, il lui a dit un dieu qui ne s’arrêtait pas aux frontières du paraître, d’une eau qui coule partout, gracieuse, et qu’aucun obstacle ne saurait arrêter…
J’ai senti que ses poumons se gonflaient comme jamais, qu’elle avait à nouveau envie de respirer, d’inspirer, d’expirer, de laisser sortir paroles et rires, de laisser la vie venir en elle, d’oser être… Je la sentais encore indécise, si près d’y croire, si proche de laisser éclater tous les carcans qui avaient été les siens ces derniers temps, de laisser cette parole qui ne ressemblait à aucune autre entendue mettre du baume sur toutes ses cicatrices d’abandon et de rejet… Elle en était si près…
C’est à ce moment-là que ses amis à lui sont arrivés, choqués par la scène, faisant des reproches à cet homme de parler à cette femme… Rien que le ton m’aurait fissuré ! J’ai eu alors si peur que tout ne s’en arrête là ! l’espoir, le dialogue, la vie qui paraissait pouvoir reprendre dans le cœur de ma maîtresse !
C’est là que j’ai glissé de ses bras, ou qu’elle m’a laissé tomber sur le sol, et que je me suis fissurée… Le choc, puis le silence, qui m’a paru une éternité… je ne sais pas ce qu’il se passait, je ne voyais rien…
Mais je vais vous dire, jamais je n’ai transporté d’eau plus rafraichissante, en ces quelques minutes, même si nous en avons perdu en route, dans les cahots de la course ! Et elle, elle a été alors comme une source qui ne s’épuise pas, elle a dit, et redit, elle a raconté et raconté à nouveau, elle a frappé à toutes les portes, elle a crié la nouvelle sur la place du village, et peu à peu, pas une entrée n’est restée fermée, pas un volet n’est resté clos… Ils ont fini par sortir, tous… Et ils ont entendu… Et ils sont retournés au puits avec elle… Et ils ont entendu, et ils ont compris…
Moi, dans l’agitation, elle m’avait oubliée sur la place… Mais j’ai recueilli chaque parole et émotion de ceux qui sont ensuite revenus, et qui sont passés devant moi…
Oui, j’étais fendue, et je porte encore cette cicatrice, mais j’ai vécu encore d’innombrables voyages jusqu’au puits, ma maîtresse riant au milieu des autres sous le soleil… Par cet homme, Jésus – nous avons appris son nom après –, la grâce était venue, la vie était revenue… Et elles sont demeurées…
Vous savez quoi ? Je suis la plus heureuse des cruches… Et je l’assume !