Point KT

Le bonnet rouge

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Cette année pour mes trente-cinq ans, j’ai décidé de prendre le temps d’être avec Élie et Sophie. Juste revenu du Népal, où j’ai travaillé trois mois pour une ONG, un mois de repos auprès de ceux que j’aime me semble approprié. Retrouver ma campagne, la mer, la falaise, les bateaux du petit port et l’accent rocailleux des gens de la terre, l’odeur de l’iode et du vin. Retrouver la paix de ceux qui m’ont aidé à me construire et à devenir un homme au service des autres…Conte pour Noël

La route me semble interminable. Le bus est vieux, poussiéreux, et les essieux font du bruit. Quant au moteur, il ronronne, il tourne, mais parfois s’emballe si fort que personne ne peut s’assoupir. Nous roulons depuis plus d’une heure. Il est quatorze heures trente et j’ai encore une bonne heure de trajet avant d’arriver au village de Talmon.

Il fait gris et froid. Nous sommes une petite dizaine de personnes à être montés à la station de Sainte Gare. Nous sommes le 24 décembre et j’ai décidé cette année d’aller passer les fêtes de Noël chez mon oncle Élie et ma tante Sophie. Ils ont une petite maison à la sortie du village. Leur jardin est proche de la falaise. Élie est vigneron, et aussi pêcheur à ses heures. Ils n’ont pas eu d’enfant, et moi qui n’ai plus de parents depuis l’enfance, je suis un peu devenu le leur.

Il y a deux ans que je ne suis pas revenu au pays.
Je vis à Toulouse, où j’exerce le métier de kinésithérapeute et d’ostéopathe au sein de l’ONG « Médecins sans frontières » et à mes heures perdues, je chante, fais de la photo, et croque sur un petit calepin en papier recyclé toutes les situations qui s’offrent à moi, et tous les paysages ou visages que je veux garder en mémoire.

Je n’ai pas le temps pour une famille et encore moins pour des enfants parce que tout me passionne, surtout les voyages et les rencontres. Me fixer me semble impossible tant le monde est vaste et tant je me sens happé par la multitude de choses à faire. Découvrir, comprendre, appréhender, apprendre, cela prend un temps infiniment long, et beaucoup d’énergie. La surprise du jour ne me suffit pas, c’est comme s’il me fallait en provoquer d’autres.

Mais cette année pour mes trente-cinq ans, j’ai décidé de prendre le temps d’être avec Élie et Sophie. Juste revenu du Népal, où j’ai travaillé trois mois pour une ONG comme kinésithérapeute auprès d’enfants victimes d’accidents, un mois de repos auprès de ceux que j’aime me semble approprié. Retrouver ma campagne, la mer, la falaise, les bateaux du petit port et l’accent rocailleux des gens de la terre, l’odeur de l’iode, et du vin. Retrouver la paix de ceux qui m’ont aidé à me construire et à devenir un homme au service des autres.

Élie viendra me chercher à la station de bus au centre du village. Mes coups de téléphone ont beau être réguliers, ma présence va leur faire du bien, et ramener de la vie à la maison. Ce sera aussi l’occasion de sortir mais aussi d’inviter.

Nous roulons. Le trajet me semble interminable. Je joue avec mon portable. Pas de mails, pas de SMS. C’est que tout le monde est en famille ou presque, et Élie n’a pas Internet. À bientôt 63 ans, il n’a jamais voulu faire l’effort de ce modernisme-là. Il laisse son épouse, ma tante Sophie, s’en occuper.

Le temps s’est assombri. Il commence à pleuvoir. La nuit s’avance, et l’obscurité commence à nous envelopper doucement. Bercé par le ronflement régulier du moteur, fatigué, je m’assoupis.

Je suis brusquement réveillé par un coup de frein brutal qui me propulse contre le siège avant. Le bus s’est arrêté. L’espace d’un instant, je crois que nous sommes en panne. Nous sommes simplement arrivés. Les quelques voyageurs se bousculent vers la sortie. J’attrape mon sac, et m’avance dans l’allée. Nous sommes à Talmon. Dans les phares du bus, j’aperçois la silhouette de mon oncle Élie. Son éternel chapeau de feutre noir vissé sur la tête, et sa vieille vareuse de marin bleu nuit, lui donnent l’allure d’un vieux routard. Ce que, contrairement à moi, il n’a jamais été.

Je m’avance près de la sortie. Je descends et suis happé par la nuit. Élie s’avance vers moi et me serre fort dans ses bras.
-« Bonsoir, fiston »
-« Tu as fait bon voyage »
-«  Oui, sans problème. »
-« Il fait un froid mouillé chez vous. »
-«  C’est l’océan, fiston. Bienvenue chez toi. »
-« Tout va bien à la maison ? »
-« Tout va très bien. Ta chambre est prête et ta tante est impatiente de te voir. C’est que cela fait une éternité que tu n’es pas venu. Tu as ta vie, mais tu sais que nous ne rajeunissons pas, et la vie passe vite. Il faut profiter des vivants tant qu’ils sont en forme. Après c’est trop tard. »
-« Nous sortons ce soir, j’imagine ? »
-«  Comme chaque année. Veillée de Noël et réveillons chez nos voisins. Tu te souviens de Sonia et d’Idriss. »
-« Oui, comment vont-ils ? »
-« Bien, Sonia attend son troisième enfant, et Idriss travaille toujours comme dessinateur à Royan, chez l’architecte Hubert. Les enfants grandissent et je crois qu’ils sont heureux, du moins quand on ne plaisante pas au sujet de leur aîné Louis, à cause de sa peau brune et de ses cheveux blonds et crépus. Tiens fiston, monte, nous sommes arrivés. »
-« Tonton, tu as pris la voiture ? »
-«  Eh bien, vois-tu oui, je croyais que tu arrivais avec un wagon de valises. Je me suis trompé. Monte quand même. On sera plus vite à la maison. J’ai l’impression que la pluie commence à se transformer en givre. Quel temps de m… Excuse-moi fiston, je n’aime pas la pluie et encore moins le verglas. »
À ces mots, il claque la portière de voiture sur lui, et monte rapidement dans son vieux quatre-quatre. Je pousse mon sac à l’arrière et m’installe à côté de lui. Trois petits kilomètres nous séparent de la maison. Il fait presque nuit. Il est au moins seize heures. Nous sortons avec peine de Talmon. Un camion a du mal à prendre sur la droite à la sortie de la gare routière. Il cale, et bloque une dizaine de voitures, dont la nôtre. Le visage d’Élie s’assombrit. Je le sens tendu.
-«  Ah bon sang, avance ! »
-« C’est bon Tonton, prends ton mal en patience. Nous ne sommes pas pressés, et puis ce n’est pas très loin. »
– C’est que ta tante nous attend et elle m’a fait promettre pour une fois d’être chez nous pour seize heures trente. »
-«  Tu ne travailles pas cette fin de journée. »
-«  Non pas ce soir, et c’est bien la première fois. »
-«  Et le magasin des vignobles. »
-«  Elle a décidé qu’après 40 années de bons et loyaux services, elle prenait sa soirée et toute la journée de Noël, mais aussi tout le weekend qui suit et moi aussi. »
-« Vous fermez le magasin pour quatre jours ? »
-« Eh oui. »
Lacha-t-il en soupirant.
-«  Tu sais bien que le monde change. Ce sont nos femmes qui décident maintenant pour certaines choses. Comme elle tient la comptabilité, la caisse, que c’est elle qui ouvre et qui ferme le magasin, que c’est encore elle qui s’occupe des rayons, de la mise en rayons, de la décoration, des rendez-vous, sans compter la publicité et l’Internet, je n’ai cette fois rien eu à dire ni à faire. »
-« Comment elle s’y est prise pour te faire changer ? »
-« Très simple. »
Dit-il avec un petit sourire en coin.
-« Tu ne devines pas ? »
-« Non, mais dis voir. »
-« Elle a mis en congé notre voisine et assistante Sonia pour une semaine. Elle a fermé le magasin, tiré le rideau de fer, et elle est allée jeter les clefs avec son double à la mer. Comme le serrurier de Talmon est en congé pour une semaine et que le seul qui travaille durant la période des fêtes se trouve à Royan, eh bien nous nous en passerons, et nous attendrons sagement le retour de nos amis Robert la couture facile et la clef d’or. »
Le camion qui bloquait la rue démarre, et nous nous engageons à sa suite sur une route de campagne détrempée par la pluie.
-« Il commence à geler, et demain nous aurons du givre ou de la neige. Va savoir. »
Le camion tourne soudain sur la gauche. La route est libre. Élie qui s’était arrêté redémarre.
-« Tu te souviens de la route Damien ? »
-« Au prochain carrefour, c’est à droite, puis à gauche cinq cents mètres plus loin, et tout droit vers la falaise. Notre maison est la dernière avant le phare.

Nous avons quitté le quartier dit chic et résidentiel, pour nous engager entre les vignes sur une route vicinale mal goudronnée. Élie tourne à droite, puis s’apprête à tourner à gauche quand soudain surgit de la haie qui borde la route, une forme humaine. L’individu se lance vers notre voiture et si Élie n’avait pas pilé, nous l’aurions sans aucun doute tué. La voiture fait une embardée, et se retrouve dans le fossé gauche.

Plus de peur que de mal. Je ne bronche pas. La forme claire s’agite encore, lève ses bras au ciel, marche vers nous puis s’effondre brusquement sur elle-même. Je sors de la voiture et me dirige vers elle. Élie tente de sortir la voiture du bas-côté, et finit par y arriver. Le fossé n’a aucune profondeur. Au bout de quelques minutes la voiture est à nouveau sur le bord de la route en bonne place.

Je me penche sur ce que j’ai pris pour un homme. Je défais sa capuche, un bonnet rouge à oreille s’en échappe et de là une longue natte brune. C’est une jeune femme. Elle respire. Je commence à défaire les boutons de son anorak beige clair. Son souffle est court. Soudain je prends conscience que la jeune femme est enceinte et sans doute sur le point d’accoucher. Elle revient doucement à elle, ouvre les yeux et commence à se plaindre. Elle a mal, très mal. Élie a fini par nous rejoindre.

-« Ça ne va pas ? »
-« Non ! Il va falloir la transporter à la maternité la plus proche. »
-« Manquait plus que ça. »

La jeune femme essaie de parler, mais je ne comprends pas ce qu’elle dit. Elle s’exprime dans un anglais si approximatif et elle est si faible que je n’arrive qu’à saisir, deux ou trois mots. Aller, dormir et courir.
Cela ne ressemble à rien.

Je cherche un portefeuille quelque chose qui pourrait nous aider du moins à savoir d’où elle vient et peut-être qui elle est. Une chose est sûre, elle n’est pas d’ici. Ses yeux noirs en amande, sa peau brune, sa longue tunique et son sarouel me font penser aux vêtements que portent les femmes en Inde, ou au Népal.
Ma main frôle sa poitrine. Je découvre un petit sac en tissu sous sa tunique. Je le prends. Un passeport en tombe. À la première page, je découvre son identité.

-« Tonton, j’ai son nom. Elle s’appelle Radha-Yama Sonja et elle vient de… ah, je n’arrive pas à lire. »
-« Dépêche-toi fiston ! Ce n’est pas très important. Regarde il ne faut pas la laisser là. Donne-moi tout cela, prends-la dans tes bras et mets-la à l’arrière de la voiture. On file à la maison. Elle va accoucher ta Soja. »
-« Sonja, Élie, Sonja. «
-«  Très bien, allez bouges, fils bouges et plus vite que cela. Tu as un portable ? »
-« Oui. »
-« Parfait. Fais le 05-61.48.61.43. C’est mon vieil ami Pierre. Il est médecin à Cornac. Il sera là dans une petite demi-heure avec un peu de chance. »
Je fais le numéro. Ça sonne dans le vide, puis quelqu’un décroche.
-« Allo. Docteur Pierre Martin… ne quittez pas, je vous passe Élie Manson. Il veut vous parler. Oui, c’est urgent. »

Élie prend le téléphone maladroitement. Je soulève la jeune femme qui maintenant gémit et pleure en même temps. Je l’installe sur la banquette arrière du quatre-quatre. Je monte à côté d’Élie, qui à son tour me tend le portable et s’assoit au volant. Nous démarrons en direction cette fois de la maison. »
-« Il est libre ? »
Demandai-je un peu inquiet.
-«  Oui, il sera chez nous dans à peu près une heure trente. D’ici là on l’installe et on se prépare à passer un réveillon pas ordinaire. »
-«  Et tante Sophie ? »
-«  Quoi, tante Sophie. Elle va nous aider, c’est simple non. De toute façon on ne va pas laisser la gamine mourir de froid et seule dans son état. Ta tante va devoir adapter et bouleverser son planning. De toute façon, c’est déjà fait. Elle qui voulait tellement des enfants, c’est fait. »
Élie rit maintenant à gorge déployée.

-« Si à mon âge, on m’avait dit que je mettrais au monde chez moi un petit tout neuf, alors là, je ne l’aurais pas cru. »

La voiture s’engouffre à vive allure dans la cour. Élie arrête le moteur et je descends, plus leste qu’un chat.
J’ouvre la portière arrière. La jeune femme est assise. Elle est très pâle, et se tient le ventre. Je lui tends la main et l’aide à descendre.

Elle s’accroche à moi. Je sens son corps rond contre le mien. Je la regarde furtivement. Elle est très jeune et très belle malgré la fatigue qui barbouille son visage aux rondeurs enfantines. La porte de la maison s’ouvre. Sophie court vers nous. Elle s’affole, parle, rit, pleure, le tout en même temps.

Je monte avec peine le perron avec la jeune femme à mon bras d’un côté et son sac et son bonnet rouge dans l’autre main. Sophie est allée chercher Sonia, sa voisine. Au bout de quelques minutes les deux femmes reviennent en courant. Elles prennent avec vigueur la jeune femme, l’aident à monter les marches de l’escalier jusqu’à la chambre bleue, celle que j’occupe d’habitude. Elles disparaissent de notre vue.

Je m’installe dans la cuisine. Élie en fait autant. Nous restons en silence, pas encore revenus de ce qui nous arrive.
-«  Du café fils ? »
-« Oui, père, euh pardon, Tonton. »
-« C’est rien fils. Tiens fais attention, c’est chaud. »

Nous sommes restés là à attendre le docteur Pierre. Les femmes couraient dans tous les sens.
J’avais gardé le bonnet rouge dans ma poche de gabardine.

Enfin Pierre, le docteur arriva. Le silence se brisa comme une vague sur la falaise. La voix du vieux docteur brisa le calme et le silence de la maison.
-« C’est une petite fille. Attendez, ah, ah, je crois bien qu’il y en a un deuxième, poussez, Madame, plus fort, allez poussez, poussez, je suis fatigué et bien ma jolie pousse, pousse encore, encore… Là c’est bien, oui très bien, c’est un garçon. »

Ce vingt-quatre décembre ne fut pas comme les autres. Pas de veillée de Noël, du moins la nôtre se déroula autrement. Quant à Noël, il fut encore plus inhabituel. On passa ce jour de fête à langer, laver et donner le biberon aux jumeaux, Alija et Radja.

Quant à nos vies, elles en furent à jamais changées, bouleversées et réensemencées. Sonja ne quitta pas le village, ni la maison de mon oncle et de ma tante. Quant à moi, je pris au printemps suivant la décision de quitter Toulouse et ma vie de bohème. Je reprendrai la suite de mon oncle et sans doute qu’avec le temps Sonja pourrait m’aider au magasin comme ma tante l’avait fait quarante années plus tôt en épousant mon oncle.

Ce que j’avais cherché très loin ces quinze dernières années, voire bien plus, s’était offert à moi. Dieu s’était invité dans ma vie sous les traits de la très jeune et jolie Sonja. La confiance et la foi avaient fait leur nid chez nous. Elle nous apprenait jour après jour le présent et en même temps l’espérance. Elle avait en elle ce quelque chose qui fait toute la différence. Ce petit rien de légèreté mêlée de gravité, de joie, et d’espérance têtue. Il n’y avait plus qu’à accueillir, à protéger et à aimer.

Joyeux Noël !

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Auteure : Laurence FOUCHIER