Point KT

L’hôte de Noël

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Un conte plein d’humour, sur le sens de l’hospitalité. Avec un beau clin d’œil en regard des positions politiques française visant les migrants et les tziganes. Ce conte peut être interprété en saynète de Noël. Proposition d’Evelyne Schaller.

Il y avait un homme, une femme et un petit enfant. Ils cheminaient sur la route enneigée. C’était un chemin de montagne. Les masses sombres des sapins alternaient avec les tapis blancs étalés sur les flancs de coteaux. L’homme marchait devant, suivi d’un mulet attelé à une roulotte. A la fenêtre de la voiture, une femme montrait un visage jeune qu’encadrait une étoffe voyante. Et tout contre la joue maternelle on pouvait découvrir la joue d’un tout petit enfant.

  • « José ! » cria-t-elle, « quel pays de solitude et de froid ! Arrêtons-nous au prochain village ! C’est Noël ! Il faut des présences humaines pour avoir le cœur chaud. »
  •  « Maria ! « cria-t-il, » je vois un clocher là-bas, nous y serons bientôt. » Quand ils se furent arrêtés, sous le platane près de l’église, la femme sortit, heureuse de se dégourdir les jambes et de montrer à son petit enfant comment est fait un village de chrétiens : une église  avec des maisons tout autour.
    Et aussi un garde champêtre, ce qu’elle avait omis de dire. Comme pour s’excuser de l’oubli, elle offrit son plus charmant sourire à l’homme qui arrivait.
  •  « N’avez-vous pas lu l’écriteau, vous autres ? Défense aux nomades de stationner sur le territoire de la commune ! Allons, déguerpissez, et tout de suite ! »
  • « Monsieur le garde champêtre, fit l’homme, c’est vrai. Mais le soir tombe et nous ne connaissons pas de place où nous installer. »
  • « Quoi ? Le pays n’est pas assez grand pour vous ? » Et d’un geste il avait désigné la montagne, la plaine, la forêt.
  • «  Monsieur, dit la femme, à son tour, nous sommes des gens honnêtes et des chrétiens. Noël ça se fête ensemble. L’église que voici nous parle de Celui qui est né cette nuit ci. »
  • « Allez-vous-en ! »
  • « Quoi, pas de place pour nous parmi les braves gens, pas plus qu’il n’y en a eu pour Lui quand il vint sur la terre ? »
  • « Bonne femme, allez passer la nuit où vous voudrez, mais pas ici : je suis la loi, moi ! »
    Ce  n’était pas qu’il fut mauvais, le garde champêtre, mais il était le mainteneur de l’ordre public et c’était cela qui lui mettait tant de rudesse dans la voix. Il ne bougea pas d’une semelle que les autres, comme il disait, n’aient déguerpi. Il jeta alors les yeux autour de lui pour prendre gens et choses à témoin qu’il avait fait tout son devoir, et sans faiblesse. « Personne, se dit-il, ne m’a entendu ! »
    Il se trompait. Un chien l’avait entendu, un chat aussi et sous un hangar voisin, une chouette. Un chien qui lui cria en son jargon :
  • « n’êtes-vous pas honteux de renvoyer ces gens dans la solitude et le froid de ce soir de Noël ? »
  • Le chat lui cria dans son langage : « C’est abominable, garde champêtre, d’avoir si peu de sentiments humains en une nuit où pourtant le Dieu, que vous adorez, a répandu beaucoup de la chaleur de son cœur sur les hommes, pour réchauffer le leur. »
  • Une chouette, emmitouflée jusqu’aux yeux dans ses plumes, hulula son indignation : « Sont-ce là les hommes ? Et cela la nuit où leur Sauveur est né ! Et un homme avec un si beau képi en plus ! »
    Le garde champêtre  ne rentra chez lui que tard, très tard. Il avait fêté Noël à sa façon, en inspectant les deux ou trois auberges du village, pour vérifier si le vin y était bon. Quand il rentra, le silence régnait partout. Il se sentit heureux. « Paix sur la terre. » Mais il se trompait. Il ne pouvait y avoir de paix sur la terre, pas en tout cas pour tout le monde. S’il y avait eu un complot qui s’était tramé, il ne serait pas rentré en sifflotant « Minuit chrétiens. »
    Il commença à être étonné quand il n’aperçut pas, comme à son habitude, sur le coin de la table, son assiette, et le plat, et le pain. Catherine avait-elle oublié?
    Catherine était la femme de ménage qui  s’occupait aussi de la cuisine. Le feu était éteint. Pas de ragout à mijoter doucement en l’attendant. Il alla à l’armoire, il avait faim. Pas la moindre trace de jambon, de lard, rien des restes de midi, pas la plus petite croûte de pain. Rien ! C’était une chose inexplicable. Il était furieux. Et qui accuser ? L’homme d’autorité se sentait atteint dans sa dignité. Si seulement il avait eu l’idée d’aller jeter un coup d’œil dans la pièce voisine. Il aurait vu une demi douzaine de chats qui se pourléchaient les babines en clignant-parfaitement – de l’œil. Il saisit sa lanterne. Il ferait se lever quelqu’un du village. Il ne pouvait tout de même pas aller se coucher sans souper ! Il remit son képi, sa lourde casaque…Que la nuit était donc froide et noire. De lune, point ! Était-elle du complot ? La seule lumière luit en pendant au bout de son bras.
    Il fit quelques pas sur la route et s’arrêta. Devant lui, au raz du sol, deux yeux brillaient. Que dis je, deux yeux : vingt paires d’yeux, cent paires d’yeux, un firmament d’yeux de chats dans lesquels brûlait une flamme de colère. Soudain, quel tintamarre ! Ce n’était que miaulements, et crachements. On eut dit que la nature  entière lui affichait son mépris. Commençant à s’affoler, il se retourna comme un signal, un grognement féroce  venait d’éclater, qui se prolongeât, s’étendit, s’allongea. Il éleva sa lanterne à bout de bras : devant lui un front mouvant de crocs étincelants, de langues pendantes, d’oreilles furieusement dressées. Tous les chiens du village étaient présents, à ce rendez-vous de minuit. Il n’en manquait pas un : pas même le sien !
    Le garde champêtre soupçonna une farce. Mais il prit conscience tout d’un coup d’un grave danger : les crocs avançaient, les aboiements se faisaient plus rauques. Qu’allait-il faire ?
    Une gifle le fit sursauter. Comment, on osait ? On osait et de quelle manière ! A la fois vigoureuse, moelleuse, duveteuse, gifle de chouette, s’il fallait en croire  le hululement  prolongé qui peuplait la nuit. Toutes les ailes poussiéreuses des greniers et des hangars du pays s’agitaient autour de lui et, mine de rien, quels furieux coups de bec avait-il à éviter !
    C’en était trop ! Avec un grand hurlement, ne sachant vraiment pas en quel chemin  il s’engageait, le garde champêtre se mit à fuir comme un fou. Une immense acclamation avait répondu à son cri, mais il ne put jamais savoir si  c’était une clameur de colère ou un énorme éclat de rire. La belle fuite que ce fut là ; à travers champs, fossés et talus. Les chats lui courraient  entre les jambes, les chiens le harcelaient aux mollets, quant aux chouettes, elles mirent le comble au désespoir de l’homme en fouettant à grands coup d’ailes et en faisant voler au loin le képi. Alors, avec un grand cri, le garde champêtre culbuta dans un fossé. Il était au bout de son énergie.
    Avait-il rêvé ? Un silence absolu. Il relava la tête. Il découvrit qu’il était affalé dans un champ de neige, prés des grands sapins. Devant lui, une lumière, puis une autre.
  • Un homme approchait, une lanterne à la main, il héla : « Il y a quelqu’un ? »
  • «  Moi » grogna le garde champêtre. Il n’osait pas dire qui il était, assis dans la neige et sans képi. Il venait de reconnaitre, sous la lune qui brillait maintenant, la roulotte, l’homme, et  à la fenêtre un gentil visage de femme.
  • «  Un vagabond ? Qui que vous soyez, vous êtes le bien venu auprès de notre feu. C’est Noël. Laissera-t-on dehors un pauvre type qui, sans doute a froid, et a faim ? Entrez, brave homme ! » Quand la porte de la roulotte se fut refermée derrière lui, le garde champêtre se trouva dans un petit intérieur plein de lumière et de chaleur. Dans le fond, la femme lui souriait, serrant son petit enfant dans les bras. Que peut faire un homme ayant perdu avec son couvre chef, le signe de dignité extérieur, et aussi sa bonne conscience ? Il baissa les yeux et fit bien.
  • « Monsieur, madame, je vous prie de me pardonner… je vous dérange sans doute… »
  • « Pas du tout ! Il ne faut pas fêter Noël dans la solitude, en égoïstes. On n’a pas de mérite à vous recevoir. Aujourd’hui le cœur est large. Il faut se mettre à la mesure du cœur, encore plus grand que tous les cœurs du monde réunis. José, donne un gobelet au monsieur. Et puis, il reste du boudin. »
  • « Peut être vous ne savez pas qui je suis ? »
  • « ça n’a pas d’importance. Savez vous que c’est la nuit de toute grâce ? »
  • « Et si je vous disais qui je suis ? »
  • « Ne vous donnez pas cette peine, monsieur le garde champêtre, car on vous a bien reconnu, allez, bien que vous n’ayez pas votre képi… »
  • « Si c’est comme ça…»  Mais le garde champêtre pleurait en mangeant son boudin. La loi fléchissait devant la grâce.

Crédits : Evelyne Schaller – Point KT