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Mémoires d’un âne

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Matthieu et Luc nous racontent dans quelles circonstances Jésus est venu au monde. Et si nous entendions cette histoire si connue d’un autre point de vue : celui dont personne ne parle, celui qui pourtant a dû porter Marie et l’enfant qu’elle attend de Nazareth jusqu’à Bethléem. Suivez les sabots….

En ce temps-là, vivait Pétoche. Pétoche était un âne. Non pas qu’il était bête en somme, non, non, c’était une bête de somme, un âne, gris avec des longues oreilles, un âne, un vrai. Enfin un vrai… ses congénères auraient sûrement trouvé à y redire s’ils avaient pu car, aujourd’hui encore, si les ânes pouvaient parler, ils vous diraient qu’un âne qui se respecte n’a pas peur et surtout pas de marcher sur des chemins escarpés. Les ânes n’ont peut-être pas l’élégance des chevaux, mais ils ont le pied sûr, ils sont peut-être têtus, mais ils sont courageux, tous… tous, sauf Pétoche. C’est bien pour cela que son maître l’avait affublé de ce nom-là et l’avait relégué au fond de l’écurie, ne sachant trop quoi faire de cet âne étrange qui avait peur de tout, même de son ombre. Il était sûr de ne jamais le vendre car sa réputation de marchand de bestiaux en aurait pris un coup. Pourtant il avait eu pitié de la pauvre bête et ne s’était encore pas résigné à la faire abattre, ce qu’il se promettait régulièrement de faire puisque la bourrique ne servait à rien.

Il fit bien. Car l’empereur Auguste décréta qu’il fallait recenser tous les habitants de son empire : chacun devait aller se faire inscrire dans la ville ou le village de sa famille. Ainsi, bien des gens durent se mettre en route et comme l’âne était la monture adaptée aux chemins caillouteux et parfois escarpés du pays, le maître de Pétoche eut tôt fait de vendre tous les ânes qu’il possédait. Ne restait que Pétoche au fond de l’écurie, lorsque se présenta un jeune homme pas très riche qui voulait acquérir un âne, pour disait-il, voyager jusqu’à Bethléem avec sa fiancée qui était enceinte pour se faire inscrire dans la ville de ses ancêtres. En entendant cela, Pétoche se fit aussi petit qu’il le pouvait, espérant que son maître oublierait son existence.

Ce n’était peut-être qu’un âne mais il n’était pas bête ni téméraire pour deux sous : aller jusqu’à Bethléem ! Il n’avait jamais entendu le nom de ce village, c’est que ce devait être loin et il avait bien entendu ses congénères dirent que les routes n’était pas sûres ! Pas question de se risquer à rencontrer des brigands. Pour faire quoi en plus ? Porter une fiancée qui n’avait plus trop l’air d’une fiancée à en juger par son ventre arrondi, la porter jusqu’à Bethléem au risque que l’enfant naisse plus tôt à cause des secousses du voyage et ce serait encore sa faute à lui, il en était sûr. Il jeta un œil au jeune homme qui voulait acheter un âne et cela finit de le convaincre : le jeune homme avait bien quelques bagages, mais Pétoche vit bien que rien là-dedans n’était prévu pour qu’il ait à manger. Non décidément, il ne voulait pas aller avec cet homme-là : non seulement faire un si long voyage l’inquiétait au plus haut point, mais s’il fallait en plus voyager sans savoir ni ce qu’on mange, ni où on crèche. Rien à faire, il préférait rester là.

Mais son maître ne l’entendit pas de cette oreille. Grâce au recensement, les affaires n’avaient jamais été aussi bonnes et ce jeune homme qu’il ne connaissait pas était une bonne occasion de se débarrasser de ce bon à rien d’âne de malheur. L’affaire fut vite conclue, mais lorsque l’ancien propriétaire de Pétoche vint le chercher pour le confier à son nouveau maître, Pétoche ne voulut pas quitter sa place, il essaya de freiner des quatre sabots, bien décidé à ne pas se laisser faire, mais il reçut un claque magistrale sur la croupe accompagnée d’un retentissant : « Avance bourrique et je te conseille d’emmener tes nouveaux maîtres jusqu’à Bethléem, sinon je m’occuperai personnellement de trancher ta gorge de trouillard et de te découper en bidoche pour la pâté de mes chiens ! »
Il y a des arguments qu’on ne discute pas et que même un âne sait reconnaître. Il cessa aussitôt de résister, pressé tout à coup de s’éloigner le plus vite possible de la menace.

Le voyage fut moins terrible que ce que Pétoche s’était imaginé, du moins ne rencontrèrent-ils pas de brigands. Mais les cailloux des chemins faisaient mal aux pattes, et Pétoche ferma plus d’une fois les yeux lorsque le chemin passait trop près du vide. Quant à l’arrivée à Bethléem… ce fut une autre histoire.

Pétoche espérait qu’après ce long voyage, il pourrait enfin se reposer dans une écurie digne de ce nom, mais il y avait tant de voyageurs que l’auberge et donc l’écurie attenante étaient pleines. Pétoche s’inquiétait déjà de son gîte et de sa pitance quand la jeune femme dit à son fiancé qu’il fallait au plus vite leur trouver un toit car l’enfant allait bientôt naître. On leur indiqua un abri pour les bêtes, mais pour Pétoche s’en était trop : un misérable abri au lieu d’une écurie confortable et où était son foin savoureux après ce long voyage ?! Et en plus, au lieu de s’occuper de lui, son nouveau maître s’affairait à installer sa fiancée qui n’avait pas l’air d’aller très bien. L’émotion du futur jeune papa, l’inquiétude de la future jeune maman étaient palpables, même pour un âne, d’autant qu’ils les avaient entendus discuter en chemin : elle avait peur de ne pas savoir mettre son enfant au monde, comme toutes les jeunes femmes qui mettent au monde leur premier enfant, mais cela Pétoche ne le savait pas, elle s’inquiétait d’être loin de sa mère et des autres femmes de sa famille qui auraient pu l’aider et la conseiller avec son tout-petit. Le jeune homme s’était montré rassurant : il avait parlé d’un ange qui lui avait parlé dans son sommeil, lui avait dit que l’enfant serait un fils, qu’il serait le sauveur d’Israël, donc, disait-il, cela voulait forcément dire que la naissance se passerait bien.

Pétoche ne comprenait pas trop tout ce que cela voulait dire, mais voyant qu’on ne s’occupait pas de lui et comprenant confusément que la naissance était imminente, il décida que mieux valait pour lui ne pas rester dans cette étable par trop remplie d’émotions et d’inquiétudes. Mais dehors, les choses n’étaient guère mieux : ce village inconnu, la nuit, personne dans les rues, il commença à s’inquiéter vraiment et à regretter amèrement sa hardiesse lorsqu’il remarqua dans la campagne toute proche un feu de camp. Il se dit qu’il pourrait y trouver une présence humaine rassurante et peut-être un de ses frères ânes. Il se dirigea vers la lueur du feu et y était presqu’arrivé lorsqu’il vit une vive lumière dans le ciel qui embrasa toute la campagne environnante et il entendit une voix comme il n’en avait jamais entendue dire : « N’ayez pas peur, car je vous apporte une bonne nouvelle qui réjouira beaucoup tout le peuple : cette nuit, dans la ville de David est né pour vous, un Sauveur ; c’est le Christ, le Seigneur. Et voici le signe qui vous le fera reconnaître : vous trouverez un petit enfant enveloppé de langes et couché dans une crèche. » Et tout à coup il entendit d’autres voix se joindre à la première et chanter : « Gloire à Dieu dans les cieux très hauts et paix sur la terre pour ceux qu’il aime ! »

« N’ayez pas peur… » Tu parles! De terreur, Pétoche aurait voulu pouvoir rentrer sous terre ! Il s’aplatit autant qu’il le pouvait dans les buissons. « N’ayez pas peur… » Il en avait quand même de bonne cet ange pensa Pétoche, car même s’il n’y a qu’une lettre qui sépare l’âne de l’ange, l’un a les pattes bien sur terre tandis que l’autre est là-haut dans son ciel et quand on a les pattes sur terre, on sait qu’il y a des tas de raison d’avoir peur : peur de l’avenir, peur de manquer, peur de ne pas réussir, peur de souffrir, peur de mourir…

Toujours affalé dans les buissons, les naseaux tremblants de peur, Pétoche jeta juste un coup d’œil aux humains rassemblés près du feu, des bergers à en juger par la présence des moutons non loin d’eux. La surprise passée, ils n’avaient pas l’air d’avoir peur. Les anges étaient partis, mais les bergers restaient là sans réaction, encore subjugués par ce qui venait de se passer. Et puis, ils se regardèrent les uns les autres et l’un osa proposer : « Allons donc jusqu’à Bethléem : il faut que nous voyons ce qui est arrivé, ce que le Seigneur nous a fait connaître. »

Et comme un seul homme, ils se mirent en route, ils passèrent tout près de lui sans le voir et lui se dit qu’il valait sûrement mieux les suivre plutôt que de rester là tout seul dans la nuit, on ne sait jamais ce que cache l’obscurité. Il les suivit donc discrètement et en les suivant revint en fait à son point de départ, l’étable où son maître et sa maîtresse s’étaient installés. Les bergers entrèrent et lui passa le museau par l’entrebâillement de la porte, juste assez pour voir… rien d’extraordinaire en somme, juste un homme et une femme blottis l’un contre l’autre et sous leur regard plein de tendresse, un petit d’homme, tout petit, emmailloté et couché dans une mangeoire. Rien d’extraordinaire et pourtant, il y avait quelque chose d’autre : le père et la mère de l’enfant, mais aussi les bergers semblent étonnamment paisibles et sereins comme si toute inquiétude et toute peur avaient disparu.

Les bergers racontèrent au jeune couple ce qui s’était passé là-haut sur les collines entourant Bethléem, ils répétèrent les paroles de l’ange : « N’ayez pas peur, car je vous apporte une bonne nouvelle qui réjouira beaucoup tout le peuple : cette nuit, dans la ville de David est né pour vous, un Sauveur ; c’est le Christ, le Seigneur. » Et Pétoche en entendant à nouveau ces mots ne put s’empêcher de se demander : Qui est donc cet enfant pour créer autour de lui autant de paix ? Puisqu’il semble à ce point rassurer les humains, pourrait-il aussi calmer ses peurs, surtout ses peurs les plus secrètes, les plus profondes, les plus existentielles ? Qu’est-ce que cette naissance changeait au monde, à la vie, à Dieu, aux hommes ?

Je ne vous dirai pas quelles réponses Pétoche trouva à ses questions, seulement qu’il lui fallut porter la mère et l’enfant bien loin de Bethléem pour échapper à la folie d’un roi, mais, du fond des âges, les mémoires de cet âne nous interrogent : Pour nous qui est Jésus ? Qu’est-ce que cette naissance change au monde, à ta vie, à Dieu, aux hommes ?

« N’ayez pas peur, car je vous apporte une bonne nouvelle qui réjouira beaucoup tout le peuple : cette nuit, dans la ville de David est né pour vous, un Sauveur ; c’est le Christ, le Seigneur. »

Crédit : Claire de Lattre-Duchet (UEPAL) Point KT