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Caïn et Abel

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Caïn et Abel : et si leur histoire n’était pas le récit du premier meurtre fratricide? S’il était, avant tout, question de nous, humains, de la violence qui nous habite ? Voici une fiche biblique pour lire le texte de Genèse 4/1-16 et s’interroger sur ce qu’il nous apprend sur nous-mêmes.

Introduction :
Ce texte se situe au tout début du livre de la Genèse, c’est-à-dire dans la chronologie biblique, aux origines de l’humanité. En fait, il ne faut pas prendre ces récits pour des récits historiques, mais pour ce qu’ils veulent nous dire de notre humanité. Les quatre premiers chapitres de la Genèse veulent nous dire quelque chose des relations de l’humain avec Dieu et des humains entre eux.
Aux chapitres 1 et 2 est racontée la Création, c’est un peu le temps idéal, le projet de Dieu, ce qu’il aurait voulu.
Au chapitre 3 sont racontés la perturbation de la relation entre l’humain et Dieu (« vous serez comme des dieux ») et la perturbation de la relation au sein du couple (« ce n’est pas moi, c’est elle »).
Au chapitre 4, est racontée la perturbation totale de la relation entre deux frères, c’est-à-dire entre deux êtres proches. Ils sont proches par leurs liens familiaux, mais ils sont aussi très différents par leurs activités qui sont pourtant complémentaires : Caïn est agriculteur, Abel est éleveur.
Ces deux récits, celui qu’on appelle traditionnellement la Chute et celui du meurtre de Caïn, ces deux échecs retracent l’expérience du champ de la liberté humaine et de ses dévoiements possibles.

La Bible place donc aux débuts de l’humanité le conflit. Cela a quelque chose d’un peu déculpabilisant parce que c’est une manière de lier vie et conflit, c’est une manière de dire : là où il y a de la vie, il y a du conflit. En même temps, la voie que choisit Caïn n’apparaît pas comme la seule possible, puisque Dieu place Caïn devant une alternative (versets 6 – 7). Il y a là posée la question de la responsabilité devant le conflit, face au conflit.

Ce qui est intéressant et en même temps quelque peu dérangeant dans ce texte, c’est que le récit suggère presque involontairement que sans violence il n’y a pas de vie possible : Abel, le doux, meurt sans descendance alors que Caïn, le meurtrier, est le père d’une descendance nombreuse, et ce alors même que, dans l’Ancien Testament, la descendance est un signe de bénédiction. Le récit suggère donc un lien entre vie et violence. La bible n’est pas la seule à faire ce lien, (Romulus et Remus par exemple). D’ailleurs en français, les mots vie et violence ont une racine commune : « violentia » en latin qui renvoie à « vis » qui signifie force, vigueur, puissance, emploi de la force physique, mais aussi abondance, essence ou caractère essentiel d’une chose, force vitale.

Non seulement, le récit fait de Caïn l’un des deux ancêtres de l’humanité, le second étant Seth, l’enfant qu’Eve et Adam ont après la mort d’Abel, mais en plus, Caïn est une figure civilisatrice : il est agriculteur, il bâtit une ville, il est le père de Yabal, ancêtre des éleveurs nomades, de Youbal, ancêtre des musiciens, de Toubal-Caïn, qui est forgeron. Dans le Coran (5/4), Caïn est également l’inventeur de l’inhumation puisqu’il a l’idée d’enterrer son frère, or les rites funéraires sont une des caractéristiques de la civilisation.
La Bible n’est pas la seule à faire le lien entre vie et violence et à mettre un meurtre fratricide aux débuts de la civilisation. Ce sont des thèmes qu’on retrouve dans de nombreux mythes des origines.  Dans la mythologie de la fondation de Rome, par exemple, il y a aussi un meurtre fratricide : Romulus tue Rémus au moment même où il fonde Rome. Et il apparaît aussi comme une figure civilisatrice puisqu’il dote Rome d’institutions civiles et religieuses.

Etude du texte :

1.    Le choix de Dieu
C’est le regard favorable de Dieu sur l’offrande d’Abel qui semble déclencher la colère de Caïn. Pourquoi Dieu semble-t-il préférer l’offrande d’Abel à celle de Caïn ?
Il y a deux lignes principales d’interprétation de ce choix :
– Première interprétation : Le choix de Dieu dépend de la nature de l’offrande ou de la manière dont elle est apportée. S’il s’agit de la nature de l’offrande, cela signifie que Dieu préférerait l’offrande animale d’Abel à l’offrande végétale de Caïn : c’est très peu probable, dans la mesure où, dans d’autres passages de l’Ancien Testament, des offrandes végétales sont favorablement accueillies et même prescrites par Dieu lui-même. S’il s’agit de la manière dont l’offrande est apportée, cela signifie que Dieu préfère la manière dont Abel lui présente son offrande : Abel choisit la meilleure part pour Dieu (« les prémices de ses bêtes et leur graisse ») alors que Caïn fait  « une offrande de fruits de la terre », c’est-à-dire qu’il offre le reliquat de sa consommation personnelle (ou pour le Midrash, les végétaux les moins nobles). Dans l’Ancien Testament, offrir le meilleur est une façon pour les hommes de se souvenir qu’au moment où ils s’approprient la terre et ses produits, Dieu est premier et eux seconds. La lettre aux Hébreux (11/4) va dans le sens de cette interprétation en opposant le légalisme de Caïn (il fait les choses parce qu’il doit) à la foi d’Abel (il fait les choses gratuitement parce qu’il croit).
– Deuxième interprétation : Le choix de Dieu relève de sa liberté, mais il n’est pas pour autant arbitraire, son choix vient pour une fois donner plus à Abel qu’à Caïn. Jusque là, Caïn avait toujours eu plus son frère : Caïn est l’aîné (la meilleure place de la fratrie dans l’Ancien Testament), celui qui provoque l’admiration d’Eve (4/1), celui à qui Dieu parle lorsqu’il se trouve face à une difficulté. La préférence de Dieu pour l’offrande d’Abel ressemble à un rééquilibrage. Et c’est justement ce que Caïn qui a l’habitude de tout avoir ne peut pas supporter : son nom le laisse d’ailleurs penser puisque Caïn, vient de la racine verbale qui signifie posséder, acquérir, créer et qui est proche de la racine verbale qui signifie être jaloux.

2.    Paroles et silence
Dans le passage, toutes les paroles tournent autour de Caïn : soit il parle, soit Dieu lui parle, soit on (Eve) parle à son sujet.
En revanche le silence entoure Abel : il ne parle pas et personne ne lui parle. Le silence qui l’entoure, comme son prénom qui signifie « buée » ou « vanité », donne l’impression qu’il est celui dont l’existence n’est ni attendue, ni désirée, ni justifiée. Son existence ne tient qu’à un fil que son frère va briser, également en silence.
En 4/8, Caïn s’adresse à son frère, mais le texte ne précise pas ce que Caïn dit, il y a un trou dans le texte : « Caïn dit à Abel » (certaines traductions ont comblé ce trou en ajoutant des paroles ou l’ont adouci en remplaçant « dire » par « parler ») . C’est la preuve que la parole ne parvient pas à s’instaurer, qu’il n’y a pas de dialogue vrai qui implique nécessairement une reconnaissance de l’autre : le meurtre est déjà contenu dans cette absence de dialogue.  S’il y a eu parole, c’était une parole fausse, tronquée, faite pour tromper, pas une parole vraie et sincère adressée à l’autre reconnu et accepté dans son altérité.

3.    Et Dieu dans tout ça ?
Après le meurtre, Dieu réagit pour sortir de cette situation de violence. Sa réaction se fait en deux temps :
– Dans un premier temps, il prononce une malédiction sur Caïn qui fuit sa responsabilité et nie sa culpabilité (« Je ne sais pas […] Suis-je le gardien de mon frère ?). Dieu rappelle (ou apprend) la Loi à Caïn en lui disant qu’il a fait le mauvais choix (« Qu’as-tu fait ? […] La voix du sang de ton frère crie du sol vers moi. »). Par ce rappel, Dieu appelle Caïn à la responsabilité, il le conduit à reconnaître le meurtre de son frère, alors qu’il avait commencé par le nier. La reconnaissance de sa faute par Caïn est extrêmement importante parce que c’est ce qui ouvre Caïn à la possibilité d’une relation nouvelle à Dieu, d’abord, avec les autres ensuite.
– Dans une deuxième temps, Dieu adoucit la malédiction : il coupe l’engrenage de la violence en empêchant la vengeance par la mise en place d‘une règle (« Si quelqu’un tue Caïn, on le vengera sept fois » Genèse 4/15) et par un signe qu’il place sur Caïn : ailleurs dans l’Ancien Testament, le terme hébreu traduit par « signe » est normalement associé à la thématique de l’Alliance, donc aussi de la Loi. Ainsi, si à la base de toute société, il y a violence, cette violence doit être contrôlée par la Loi et donc dans la Bible, par Dieu lui-même.

4.    Pourquoi Caïn a-t-il tué son frère ?
Caïn tue Abel parce qu’il refuse la limite que symbolise, que représente Abel. Malgré la fraternité qui unit Caïn et Abel, c’est-à-dire le degré le plus grand de proximité entre deux êtres humains d’une même génération, Caïn et Abel sont très différents :
– dans leurs activités : Caïn est cultivateur, il dépend donc du règne végétal tandis qu’Abel est un berger, il dépend donc du règne animal.
– dans leurs prénoms qui disent, par anticipation, leurs destinées réciproques : Caïn, vient de la racine verbale qui signifie posséder, acquérir, créer et qui est  proche de la racine verbale, être jaloux ; Abel, signifie buée, vanité au sens de quelque chose de vain (inutile, illusoire, qui n’a pas de sens).

Autrement dit Abel est ce que Caïn n’est pas, et lorsque Dieu préfère son offrande à celle de Caïn, il a ce que Caïn n’a pas. Caïn ne voit pas ce qu’il a : il est l’aîné ; il est celui dont la naissance provoque l’émerveillement d’Eve alors qu’elle ne prononce pas un mot à la naissance d’Abel ; il est celui à qui Dieu s’adresse lorsqu’il est en proie à une difficulté. Caïn ne voit que ce qu’il n’a pas et que son frère a, il refuse cette limitation à sa volonté de tout avoir, de tout posséder et il tue Abel : au moment du meurtre, il veut être définitivement Caïn, celui qui possède.

Par l’histoire de Caïn et Abel, le Bible s’intéresse à l’origine et aux motivations de la violence humaine. La violence naît du refus de se voir limiter par autrui, de la volonté d’être tout puissant et du désir de supprimer tout obstacle à cette volonté de toute puissance : cet obstacle, c’est autrui.

Conclusion :

Même si nous n’aimons pas forcément l’entendre, ce passage de la Bible fait apparaître que la violence fait partie de ce que nous sommes.
Notre tendance à tous est de nous comporter comme des Caïn en puissance, heureusement sans aller jusqu’au meurtre la plupart du temps : mais en tous cas, chacun a cette tendance à s’affirmer, à prendre conscience de soi-même comme un Caïn, c’est-à-dire comme un être qui est là, qui a une raison évidente d’exister et qui n’a pas à justifier son droit à l’existence. Et en même temps, chacun a un peu cette tendance à voir l’autre comme un Abel, c’est-à-dire à concevoir l’autre comme un satellite autour de soi, comme quelqu’un qu’on définit par rapport à soi-même, comme quelqu’un qui est constamment mis en demeure de justifier son existence.
Pour autant, nous ne sommes pas prédestinés, ni condamnés à la violence : il est possible de refuser la violence (c’est le sens de la première interpellation que Dieu adresse à Caïn) et il est possible de la limiter et d’y mettre fin :
– par la Loi, sous toutes ses formes (religieuse, civile, règles de base communes à toutes les sociétés humaines) qui encadre, limite et structure la tentation de la toute-puissance présente en chacun, pour le bien de tous ;
– par une parole vraie, par le dialogue qui est reconnaissance de l’autre et de son droit à l’existence. C’est en cela que chacun est le gardien de son frère, c’est en cela que nous sommes responsables dans notre relation à l’autre.

Crédit : Claire de Lattre-Duchet (UEPAL) Point KT