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Béatitudes

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Les sentences sur le bonheur sont légions !  Avec chacune sa part de sagesse. Heureux comme un pinson ! suggère que le bonheur résiderait dans l’insouciance de l’oiseau qui se laisse vivre… l’Ecclésiaste ne dit-il pas : « celui qui augmente son savoir augmente son chagrin » ! Et pourtant les choix que nous faisons, la réflexion qui préside à nos décisions, ne sont-elles pas déterminantes pour vivre heureux ?


C’EST LE THÈME DU BONHEUR QUI SE TROUVE AU CŒUR DES BÉATITUDES. 
Heureux comme un Robinson, seul sur son île, pourrait évoquer que ce sont les autres qui gâchent tout. Et pourtant, au seuil des Écritures, la constatation « il n’est pas bon que l’homme soit seul » reconnaît la nécessité de la relation, le bonheur du partage. Le bonheur est dans le pré, cours y vite, cours y vite ! ironise sur celui qui pense : le bonheur c’est demain, pas aujourd’hui. Quand j’aurai fait, quand j’aurai eu… alors ça ira mieux. Et n’est-ce pas avec une pointe d’envie et avec insatisfaction que certains se disent « Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage… » Si j’avais fait comme lui, rempli autrement ma vie… alors je serais heureux.
Les marchands de bonheur sont nombreux ! La science, la philosophie, la religion ont proposé, depuis l’Antiquité beaucoup de manières différentes de voir les choses.

Les béatitudes viennent de plus loin que les évangiles.
Elles plongent leurs racines dans l’Ancien Testament. À travers toute la Bible, on compte une cinquantaine de ces béatitudes, dont vingt-cinq pour le seul livre des Psaumes. En voici quelques-unes :
Ps 83 : Heureux les habitants de ta maison, ils te louent sans cesse.
Ps 112 : Heureux l’homme qui s’appuie sur le Seigneur.

On peut continuer en glanant de-ci de-là ces béatitudes d’avant Jésus. Peut-être n’ont-elles pas la même densité que celles des évangiles. Elles sont formulées comme de simples sentences tandis que celles rapportées par Matthieu se déroulent en deux temps : un énoncé suivi d’une déclaration ou promesse, par exemple : « Heureux les doux : ils auront la terre en héritage. »

La prière de Jésus était nourrie de ces béatitudes des psaumes ; aussi, tout naturellement, à l’occasion de ses rencontres et prédications, selon l’inspiration, il en créait d’autres.

S’adressant à ses disciples, il leur dit : « Heureux les yeux qui voient ce que vous voyez ! » (Luc 10 : 23). Et lorsque cette femme du peuple, elle-même nourrie d’Ancien Testament, s’exprime dans le langage des béatitudes : « Heureuses les entrailles qui t’ont porté et les seins que tu as sucés », Jésus reprend : « Heureux plutôt ceux qui écoutent la Parole de Dieu et qui la gardent ! »(Luc 11 : 27).

Jean relate cette magnifique béatitude de la foi lorsque Jésus déclare à Thomas : « Heureux ceux qui ont cru sans avoir vu » (20 : 24). Après la profession de foi de Pierre, Jésus dit à son apôtre : « Heureux es-tu, Simon : ce ne sont pas la chair et le sang qui t’ont fait cette révélation, mais mon Père des Cieux ». Et encore, après Jésus, elles ont continué à fleurir. Preuve en est cette béatitude de l’Apocalypse : « Heureux les gens invités au festin des noces de l’Agneau » (Apoc. 19 : 9).
Il ne faudrait  pas imaginer que les béatitudes, tel que nous les donnent Matthieu (et Luc par ailleurs), aient été récitées par Jésus à la suite, aient été prononcées les unes après les autres. Mais on peut dire qu’elles résument l’essentiel du message du Maïtre.

  • VENONS EN AU CŒUR DU MESSAGE D’ENSEMBLE DES BÉATITUDES.

Voilà l’affirmation de Jésus : le bonheur existe. Il peut-être vécu ici et maintenant. Cessez de raisonner comme avant. C’est un appel à rompre avec les traditions éculées de « œil pour œil » et du « dent pour dent ».

C’est aussi et surtout un faire-part, des félicitations de Dieu. Nouvelle révolutionnaire, la proclamation des béatitudes est une véritable distribution de prix à ceux que la société des gens d’argent et de pouvoir considère comme des faibles.

Le monde n’a que faire de cette cour des miracles rassemblant des pauvres et affamés.

Et pourtant : Ceux que l’on juge faibles, voilà les forts !

C’est un peu comme si Dieu nous chuchotait à l’oreille : « Mais cessez donc de regarder les vedettes, les « m’as – tu vu » célèbres, les « machos », ceux qui en mettent plein la vue, en vous imaginant que le bonheur est à l’image de leur apparente réussite. Non !

« Heureux les pauvres, les doux, les purs, les miséricordieux, les artisans de paix et même ceux qui pleurent et sont persécutés. ».

Attention ! Jésus ne magnifie pas la détresse humaine, mais l’espérance que notre terre sera un jour transformée.
Attention ! Ce qui nous rend heureux, ce n’est évidemment pas la pauvreté, la faim, les pleurs, la persécution, mais :
–    la chaleur de l’amour, de l’amitié, de la fraternité humaine rassemblée pour lutter avec douceur avec douceur et miséricorde dans la passion de la justice,
–    la pureté du cœur,
–    et enfin la paix illuminée par l’espérance du Monde nouveau qu’instaure la Résurrection.

Devant l’idéal de perfection que supposent les béatitudes et leur force de provocation, on pourrait être tenté de se dire : Trop dur ! Non, merci… pas pour moi ! »

Pour qui alors ? Tout d’abord pour celui qui consent à recevoir les béatitudes essentiellement comme une nouvelle venant de Dieu. Elles sont avant tout un don de Dieu. Don que Dieu nous fait de sa Parole de vie pour que nous fassions connaissance avec Lui, avec le Royaume.
Les béatitudes ne sont donc pas à comprendre comme un précepte à observer, mais plutôt comme une invitation à saisir. Jésus ne donne pas un ordre : « Il faut » être pauvre, doux, etc. ; il fait un constat de bonheur : « Heureux » rime avec « Si tu veux ».

  • HEUREUX !

Nous répétons : heureux, heureux, mais savons-nous ce que représente ce bonheur ?

Pour le juif de l’Ancien Testament marqué par ses ancêtres nomades, est heureux celui qui peut marcher. Être heureux c’est le contraire d’être installé une fois pour toutes dans la réussite sociale, les richesses, le confort, la célébrité, et même l’amour.
Marcher !

– C’est le terme même qui exprime le bonheur dont Dieu rêve pour son peuple à venir lorsqu’il fait alliance avec Abraham : « Marche, dit le Seigneur, marche en ma présence » (Genèse 17 : 1).

– De Noé – si juste qu’il a « mérité » de sauver l’espèce humaine – il est écrit : « Il marchait avec Dieu ».

– Et de nous-mêmes que disons-nous quand on est heureux : « Ca marche ! ».

Oui, les béatitudes nous sont offertes pour que ça marche. Dans l’évangile, cette conception un peu rudimentaire du bonheur s’affine. Le mot grec « macarios » suggère qu’il s’agit d’un bonheur caché à découvrir, impliquant un dépassement. Un bonheur qu’on ne peut découvrir que si l’on avance, donc que si l’on marche. L’homme heureux selon la Bible est celui qui consent à progresser, à aller de l’avant, à aller plus loin.

– Dieu aime ces femmes et ces hommes qui consentent à faire de l’horizon le point de mire de leur vie.

– Dieu apprécie que, dans nos limites, nous lui fassions confiance pour qu’il nous entraîne là où l’on ne voudrait peut-être pas aller, là où l’on ne pourrait pas aller sans lui. Dans ce cas, Dieu nous félicite.

Et que veut dire « félicité », sinon « bonheur » ? À travers les béatitudes, Dieu félicite ceux qui veulent bien découvrir son bonheur. Dieu félicite, c’est à dire Dieu rend heureux. Dieu dit « bravo » ! Dieu nous invite à applaudir au bonheur qu’il propose. C’est comme si Dieu nous disait : « Tous mes vœux de bonheur !»
Les tonalités de ce bonheur sont variées. C’est dire qu’il y a dans la gerbe des béatitudes :
–    celles qui correspondent aux souffrances les plus cruelles de la condition humaine : la pauvreté, les larmes causées par les afflictions de toutes sortes, la faim dans le monde, la persécution ;
–    celles qui correspondent aux aspirations les plus nobles de l’homme : la douceur, la passion de la justice, l’amour, la pureté du cœur, la paix.

Quand Mathieu et Luc ont rédigé ces béatitudes, les communautés chrétiennes les ont lues à la lumière du Christ ressuscité. Dès sa naissance, l’Église a donc eu confiance en la puissance de vie qu’elles portent en elles. Nous voilà à la fois prévenus et rassurés. Le bonheur n’évite pas le chemin de la croix. Il débouche sur la joie de la résurrection. Nous ne sommes pas fous de miser notre vie sur les béatitudes, car elles sont issues de la Résurrection dont elles nous offrent le fruit. Croyant que le Christ a vaincu les forces du mal, nous pouvons croire du même coup que les béatitudes sont et seront finalement l’expression de cette victoire des forces de vie sur les forces de mort.

  • LES BÉATITUDES SUPPOSENT LA FOI ET SE PROPOSENT À NOTRE ESPÉRANCE

Bien sûr, il faut une foi à renverser les montagnes pour croire que le Ressuscité fonde la crédibilité de l’utopie chrétienne contenue dans les béatitudes. L’espérance que drainent les promesses de voir le Royaume, d’être consolés et appelés fils de Dieu, est une espérance dans la nuit « car voir ce que l’on espère, n’est plus espérer » dit saint Paul. Et l’amour est rudement mis à contribution pour faire miséricorde et ne pas considérer avec haine l’ennemi qui persécute. C’est sur cette base des béatitudes que se fonde la morale évangélique :
–    Le bonheur qu’elles révèlent s’épanouit alors comme le fruit de relations humaines interpersonnelles harmonieuses fondées sur l’amour. Un amour qui exige la conversion du cœur.
–    La morale de l’Évangile qui s’inspire des béatitudes, loin d’être confinée dans un réseau de préceptes individualistes, est un art de vivre en commun.

Assurément les béatitudes exigent un retournement du cœur au plan individuel. Mais cette dimension personnelle trouve sa pleine mesure dans les rapports de société. Face aux exigences d’ouverture aux autres que créent les béatitudes, on peut déclarer qu’elles sont fondatrices de ce qu’on appelle aujourd’hui une morale collective, morale du Royaume que nous sommes appelés à vivre ici et maintenant pour être heureux. Morale collective qui trouve son expression la plus forte dans le « Notre Père » au centre  du discours – programme qu’introduisent précisément les béatitudes.

« Notre Père, fais que nous puissions nous donner, nous les humains, le pain de chaque jour, gagné par la paix, partagé en justice. Fais que nous puissions nous réconcilier au sein de tant de guerres où l’homme est persécuté. Et cela grâce à l’heureuse douceur qui émane de la miséricorde ! »

Les béatitudes forment un tout. Un ensemble parfaitement unifié. Une gerbe harmonieuse où chacune d’elle à sa place, comme une fleur dans un bouquet composé avec goût.

Ainsi, devant la misère qui ronge beaucoup d’hommes et de femmes ici et sur plusieurs de nos continents – ceux des continents stérilisés par l’aridité, ceux des bidonvilles et grandes villes comme ceux touchés par des cataclysmes -, la solidarité à promouvoir relève de l’interaction des béatitudes entre elles. Car ces millions d’hommes, de femmes et d’enfants dans la pénurie sont à la fois des pauvres avec qui partager, des affligés à consoler, des affamés à rassasier…
–    Comment coopérer à leur libération sans la gratuité que suppose la pureté de cœur ?
–    Comment ouvrir les espaces de l’endettement sans cette issue qu’est la miséricorde qui suppose la remise des dettes ?
–    Comment parler de paix si l’on ne voit pas que le sous-développement ne peut qu’engendrer à long terme la violence et la guerre ?
–    Comment parler d’équité et d’équilibres entre favorisés et défavorisés si la passion de la justice ne l’emporte ?
–    Comment défendre les opprimés si l’on ne prend pas le risque d’être persécutés ?
Ainsi, le fait du sous-développement comme celui de l’exclusion font apparaître la cohésion des béatitudes. L’une ne va pas sans l’autre.

Les béatitudes s’appellent donc l’une l’autre. Que ferait par exemple la miséricorde sans la douceur ? Douceur qui, plus d’une fois, ne va pas sans larmes lorsqu’il s’agit de faire régner la paix. Et cette paix peut-elle naître en dehors des cœurs purs et sans consentir à une certaine pauvreté ? Pauvreté qui est renoncement à la mentalité d’ayants droit. Et à quoi ressemblerait cette pauvreté si elle n’était pas riche en passion des affamés de justice ? Et cette faim de justice, de quoi aurait-elle l’air si elle baissait pavillon devant la persécution ? Dans ce jeu de renvoi, on peut indéfiniment placer et replacer les béatitudes les unes par rapport aux autres dans un ordre différent.

Soyez heureux ! Ce n’est pas moi qui le dit… mais le Ressuscité. Soyez heureux !