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Si Gaspard le roi mage était une femme ?

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images_ID_1359_mages_115 (1)Au cœur de l’Inde occidentale, vivait il y a longtemps un homme nommé Gaspard, astrologue et scientifique, et sa fille Mirah. Mirah était âgée de 15 ans, belle et intrépide. Elle rêvait de suivre son père dans son étude du ciel, et dans ses voyages. Mais son père en avait décidé autrement. Elle resterait chez eux et veillerait sur la maison avec sa nourrice Yria.Narration de Laurence FOUCHIER.

Gaspard se préparait à partir pour une très longue expédition de dix-huit mois au moins, vers l’Occident. Pour découvrir sa course, le ciel qui devait changer, l’invitait à suivre une étoile. Elle devait passer au-dessus d’une bourgade appelée Bethléhem, proche de Jérusalem dans le petit royaume d’Israël, à plus de 3000 kilomètres de sa maison.
Gaspard préparait depuis deux années son expédition et le départ était fixé au surlendemain. Il adorait sa fille unique, il aurait tout fait pour son bonheur, mais il lui fallait la quitter pour deux années de voyage, au minimum. C’était son troisième grand voyage, depuis la naissance de Mirah. Yria, sa nourrice, saurait s’occuper d’elle et de la maison, et son ami Jodar veillerait sur les deux femmes.
Jodar assistait Gaspard dans ses travaux. Il avait 25 ans, et il attendrait le retour de son maître pour épouser Mirah. Il l’aimait et était aimé en retour. Mais il leur était interdit de se voir seuls et de vivre sous le même toit sans être mariés. Mirah voulait épouser Jodar avant le départ de son père, mais Gaspard était resté sourd à ses supplications. Elle l’attendrait et se préparerait à devenir une bonne épouse. Elle étudierait avec Jodar et d’autres élèves et préparerait les travaux pour son père en attendant son retour.
Depuis plus d’un mois Mirah cherchait une solution pour échapper à sa condition de femme. Pourquoi les femmes devaient elles toujours rester à la maison ? Le monde était une affaire d’hommes, mais elle était intelligente et commençait à comprendre ce que son père étudiait.
Alors pourquoi ne pas l’accompagner jusqu’au bout du monde pour y découvrir l’étoile et ses secrets ?
Le Ciel était à tout le monde et si la terre était propriété des hommes, le ciel ne l’était pas. Par conséquent, elle ne voyait pas pourquoi elle n’était pas du voyage. Elle allait avoir 16 ans et c’était un âge où les jeunes femmes peuvent commencer à vivre leur vie. Mariée, elle ne pourrait plus quitter la maison, sauf avec Jodar. Partir à trois cela serait parfait et mettrait son père à l’abri des dangers.
Rien n’y fit, Gaspard ne céda pas.
Mirah prit donc sa décision de partir à la place de son père, mais n’en souffla mot à personne. Pour ce faire elle était devenue plus studieuse que jamais et suivait son père comme son ombre. Gaspard et Jodar ne se doutaient de rien. Quant à sa nourrice Yria, elle ne voyait en Mirah qu’une jeune et belle jeune fille, au teint hâlé, aux grands yeux noirs, ourlés de long cils, aux cheveux de jais qui lui tombaient jusqu’aux reins et à la taille fine et souple. Il lui fallait maintenant l’apprivoiser et la rendre docile. L’affaire semblait mal partie. Mirah échappait à toute surveillance et disparaissait de la maison chaque jour à son insu.
-« Mais où peut-elle bien être ? » bougonnait Yria en nettoyant la salle commune.
-« Ha, te voilà. Où étais-tu, Mirah ? Réponds-moi s’il te plait. »
-« Partie jouer avec le vent, Mounia. J’ai construit des cerfs-volants pour nous trois et je suis allé les faire voler au-dessus de la maison. »
-« Laisse-moi te dire que c’est ridicule. On ne fait pas voler des cerfs-volants à ton âge, et si on le fait c’est uniquement pour aller avec son fiancé, ce qui n’est pas le cas. Monte te changer ma toute belle, j’ai besoin de toi à la cuisine. Ton père part demain à l’aube et ce soir nous aurons quinze hommes de la bonne société à nourrir. Tu connais ton père, il aime la bonne chère et veut que la table soit belle et bien garnie. Monte vite, je t’attends » lance Yria en disparaissant dans le corridor qui conduit aux cuisines.
-« Je me dépêche, Mounia, mais je vais d’abord passer voir papa. »
-« Non, plus tard, Mirah. »
-« Cette gamine est impossible, je n’en ferai jamais une bonne épouse. Elle ressemble à une va-nu-pied. Aucune tenue. Une vraie sauvageonne doublée d’un garçon manqué. »
-« Mirah ! »
-« Quoi Mounia ?»
-« Enlève-moi ton kir kali, et mets le sari vert que j’ai mis sur ton lit, s’il te plait, et plus vite que cela. »
-«  Oui, mais je vais d’abord voir papa. »
Mirah disparaît. Elle descend au sous-sol où travaille son père. Il n’est pas là. Elle fouille sans rien déranger, repère où il a mis ses malles et ses sacs, note tout en vitesse dans sa mémoire. Elle a tout prévu. Ce soir après le repas, il ira travailler et finir de ranger ses affaires, puis il montera se coucher. C’est là qu’elle agira.
Une fois endormi, elle lui appliquera sur le nez un chiffon imbibé d’un liquide qui endort sans tuer. Et elle partira avec la complicité de son ami d’enfance, Solari. Solari a 20 ans et accompagne Mirah depuis des années. Il est le fils d’un riche tisserand et marchand de soie et a déjà fait un voyage sur la route des épices en direction de la Perse occidentale. Ils sont amis, et complices. Il va l’accompagner en Occident, à Bethléhem. Il ne dira rien.
Cela fait plus de deux mois qu’il travaille à connaitre tous les secrets du voyage de Gaspard. Doué, Solari a tout appris par cœur et commence à comprendre le pourquoi du voyage, l’escale à Babylone à la rencontre d’un autre astrologue, puis ensuite d’un autre en Assyrie, pour faire une dernière escale chez le vieux roi Hérode et ensuite finir leur chemin dans la ville de Bethléhem. Là même où l’étoile doit finir sa course. Il a tout prévu et calculé. Leur plan est au point, et tout doit marcher. Pourvu que Gaspard s’endorme vite après le repas. Ils pourront ainsi partir avant l’aube vers Babylone dans un premier temps.
Personne ne se doutera de rien. Peu de gens connaissent le visage de Gaspard. Il a été malade autrefois. Il a perdu sa femme de cette maladie qui laisse sur le visage des centaines de petits cratères. Aussi sort-il voilé en permanence. Tout ce que l’on connaît de lui, c’est son regard noir intense comme celui de sa fille Mirah et son teint hâlé et sa bouche ourlée et très fine. Mirah ainsi n’aura pas de mal à se faire passer pour l’un de ses assistants. Lui fait partie du voyage de l’expédition et doit de toutes les façons partir. À la moindre question, il sera aisé de dire que le vieil astrologue se sentait mal et a dû renoncer à faire le voyage. Il y a envoyé son collaborateur le plus proche qui se prénomme également Gaspard et qui est un peu plus jeune que lui.
Mais Solari en secret aime Mirah et ce depuis toujours. Il ne l’épousera pas, mais passer presque trois ans à ses côtés, cela lui donne force et courage.
Mirah s’est changée. Elle est à la cuisine, qui bourdonne comme une ruche. Mounia est dans tous ses états et il ne faut absolument pas la contredire sous peine de se faire traiter de tous les noms d’oiseaux. Mirah est allée faire ses ablutions car les hommes arrivent et elle conduira la cérémonie en maîtresse de maison initiée.
Lorsqu’elle arrive dans la salle commune, coiffée et vêtue de son sari de fête vert, un silence tombe sur l’assemblée. Elle n’est pas belle, elle est bien plus que cela.
La famille de Gaspard est d’origine juive. Ils ont fui, il y a plus de deux siècles et continuent de pratiquer leur religion, mais y ont ajouté les rituels indiens pour vivre en paix avec chacun. Mirah rêve de l’instant où elle foulera le sol de ses ancêtres qui, selon la tradition sont originaires de la ville de Béthanie près de Jérusalem.
Pour l’heure, elle s’avance vers le chef de la ville et les notables, les salue et allume le candélabre. Tous prennent place, observant un silence religieux. La cérémonie commence et s’achève une demi-heure plus tard. Gaspard a reçu la bénédiction de tous les religieux de la ville et bénit à son tour sa fille Mirah, Jodar, Solari et Mounia qui les a rejoint. Gaspard fait partie de ceux qui laissent les femmes prendre place à leur table et à leur service religieux. Peu commun pour le pays et pour l’époque, mais Gaspard se moque depuis longtemps de ce qui se fait ou pas. Seule la volonté de son Dieu compte. Et lui seul peut le faire changer d’avis. Étrangement, l’Adonaï de ses ancêtres est bien silencieux en ce moment. Sans doute lui parlera-t-il à nouveau pendant le voyage.
-« À table, mes amis ! » lança Gaspard d’un air joyeux. La soirée fut animée. Les parents de Jodar avaient rejoint les invités et Mirah fit tout son possible pour leur plaire. Seul Jodar faisait mine de l’ignorer. Pourquoi cet air indifférent se demanda-t-elle ? Cela ne lui ressemblait pas. Il savait qu’ils allaient vivre proche pendant de long mois et cela aurait dû le réjouir. Mais sans doute la présence de ses parents l’invitait à rester calme et silencieux. Solari de son côté riait et discutait avec les hommes. Mirah observait discrètement Solari et pour la première fois le découvrit beau. Solari était devenu juif au contact de Gaspard et suivait avec attention tout ce qu’il disait. Il était brun, les cheveux frisés encadraient son visage aux traits réguliers. Mirah le trouva beau, et lumineux, et se demanda comment elle ne l’avait jamais remarqué avant. Solari lui lança un regard complice. Elle put y lire tout l’amour du monde. Ses joues se rosirent de plaisir. Elle remonta son voile sur son visage, se leva et alla à la cuisine aider Mounia qui se débattait avec mille et un ustensiles.
Elle prit le plat de viande que lui tendit Mounia et elle rejoignit la salle commune et s’y installa pour ne plus en bouger et tenir sa place de maîtresse de maison. Tard dans la soirée, les invités se retirèrent. Gaspard monta se coucher, après avoir vérifié que toutes ses affaires étaient en ordre et prêtes pour le départ. Il se coucha tranquillement vers 11 h 00 du soir. Mounia se retira aussi. Jodar salua Mirah avec affection et lui donna rendez-vous le lendemain après le déjeuner pour travailler. Elle acquiesça docilement de la tête, lui sourit et disparut à son tour.
Quand toute la maison eut retrouvé son calme, Mirah se glissa dans la chambre de son père. Il dormait. Elle lui mit le linge humide sur le nez et l’endormit très profondément. Elle fila dans sa chambre, prit ses vêtement d’homme, mit le même voile que son père et attrapa son sac. Elle descendit au laboratoire de son père, prit les affaires de ce dernier, ainsi qu’une grosse boule blanchâtre d’encens. Elle sortit par la porte qui conduisait à la cour intérieure et fila vers le terre-plein où l’attendait Solari avec les deux dromadaires. Il partirent sans dire un mot. Solari connaissait la route des épices. Mirah se sentait en sécurité. Sans doute, serait-ce un long voyage, mais elle ne ressentait aucune crainte. Solari était un homme calme et serein. Son sérieux et son savoir la rassurait. Elle laissait derrière elle son enfance, et sa vie de jeune femme pour toujours. L’aventure et l’étude l’attendaient et sans aucun doute, le Dieu de ses ancêtres se manifesterait enfin à elle, pour lui indiquer la route à prendre, que faire et où aller. Solari avait les cartes du ciel et avait repéré une des étoiles. Le voyage ne faisait que commencer. Solari regarda avec attention Mirah. Ainsi voilée et vêtue, personne ne devinerait qu’elle était une femme. Elle ressemblait en tout point à jeune homme imberbe et vif. Elle était devenue le mage Gaspard le jeune.
Loin de chez eux ils ne se souciaient plus de la réaction et du désarroi de ceux qui découvrirent leur absence le lendemain. On partit à leur recherche mais on ne les retrouva jamais. Gaspard prit le deuil et cessa de travailler, de vivre et de manger. Mounia perdit son caractère solide et enjoué et Jodar prit une autre femme, car il avançait en âge. La femme que sa mère lui avait choisie depuis longtemps. Anni, sa cousine.
Le voyage de Solari et de Mirah dura presque dix-huit mois. Tout se passa bien, et comme prévu, l’étoile les guidait vers Jérusalem. Ils arrivèrent au printemps, au début du mois de mars chez le roi Hérode, et avec les deux autres mages, ils allèrent directement à Bethléhem. L’étoile un soir s’arrêta devant une sorte d’enclos où une famille s’était installée. Il y avait beaucoup de monde en ville. C’était aussi la période de Pessah mais aussi celle du grand recensement ordonné par l’empereur Auguste.
Ils descendirent de leur dromadaire et se dirigèrent vers l’enclos. On leur avait dit qu’ils y découvriraient le futur roi d’Israël, de la lignée de David. On disait même qu’il était possible qu’il soit le Messie. Mais de là à le croire, il y avait beau temps. Il y avait foule devant l’enclos. Un couple avec un bébé vivait là. Un nouveau-né qui dormait là, tranquillement installé dans une mangeoire. Il y avait des bergers, des moutons, des passants, des curieux, des gens de toute sorte qui avaient entendu dire que là se tenait le futur roi d’Israël.
La scène sembla presque nue aux yeux de Mirah. Un roi sans rien, couché dans une mangeoire. Comment tout cela pouvait-il être possible ? Mais leur étoile les avait menés jusque-là, et Solari lui, y croyait tout comme son père avait dû y croire.
Mirah s’avança avec l’encens dans les mains, suivant deux autres mages, Melchior et Balthazar. Solari et deux autres hommes assistants les suivaient avec respect. Ils s’avancèrent et donnèrent au couple leurs cadeaux, puis firent apporter un mulet, des vêtements, des bijoux, des étoffes, des fruits et de quoi vivre un bon moment.
Mirah s’avança à son tour et se pencha vers l’enfant. Il se mit à jouer avec le bout de son voile qui se défit contre toute attente et dévoila sa longue chevelure noire. Le jeune roi mage était une femme. Un murmure parcourut la foule. Découverte, Mirah voulut se cacher, mais ce fut impossible. Sa beauté stupéfia tout le monde. Personne un seul instant, excepté Solari, ne s’était douté de quoi que ce soit. Nul ne souffla mot. On admira la jeune femme, qui reprit son voile et le remit. Mirah avait accompli une prouesse. 3000 kilomètres seule avec un jeune homme. Mais elle savait. Ils avaient étudié et suivi avec attention toutes les observations du Maître Gaspard et ils reviendraient chez eux avec les informations qui permettraient à Gaspard de continuer son chemin.
Elle de son côté avait grandi et mûri et découvert le véritable amour. Celui des autres, mais aussi celui d’un homme, Solari, et celui de son Dieu, l’Adonaï de ses ancêtres. Il lui avait manifesté sa présence et sa confiance de mille et une façons. Elle avait appris à le prier et à le louer. Elle épouserait au retour Solari, qui bien sûr avait veillé sur elle, mais l’avait respectée ainsi que la tradition, en tout point. En chemin il avait appris le mariage de Jodar. Il n’en avait soufflé mot à Mirah. Ce soir-là, quand ils furent seuls, ils lui raconta une longue histoire qui acheva de faire grandir Mirah.
Son père vivait mais était tombé malade. Il l’attendait et lui avait donné son consentement, à lui le petit assistant fidèle et travailleur. Il saurait lui succéder et continuer ses travaux, et il ne deviendrait pas marchand de soie comme son père mais astrologue et scientifique, comme il l’avait toujours désiré depuis l’enfance. Et Mirah saurait l’épauler dans son travail.
Ainsi naquit la légende du troisième mage, Gaspard, jeune imberbe venue du fond de l’Orient. Nul n’en souffla mot. Chacun garda l’histoire pour lui, seul le souffle de Dieu et le vent d’Est qui balaye les contrées près de Jérusalem murmurent aux oreilles des amoureux de belles histoires, que Gaspard le jeune était un jeune mage, beau, vif, alerte, mais femme.
Depuis ce jour, le monde sait que le ciel n’appartient pas aux seuls hommes mais se partage avec l’autre moitié de l’humanité. Il faudra néanmoins attendre plus de deux mille ans avant de voir des femmes devenir scientifiques et avoir le droit d’apprendre et d’étudier, et encore, dans certaines contrées cela ne leur est pas permis, à moins que certaines soient intrépides et aient le goût pour écouter sur leur terrasse la voix de Dieu qui les appelle à devenir ce que Dieu veut, et non ce que le monde attend d’elles.
Ce que fit Mirah en son temps, et ce qu’elle continua de faire tout en élevant ses deux enfants avec Solari, dans la maison de son père qui lui pardonna bien des choses et vécut en paix auprès de sa fille Mirah et de son gendre Solari, toujours accompagné de sa fidèle Mounia sous le ciel sans voiles d’une ville de l’Inde occidentale.
Là vivent encore quelques familles juives qui perpétuent la légende de Gaspard le mage et qui néanmoins ont ajouté le Christ à la liste de leurs prophètes. On dit même qu’ils croient en lui comme le sauveur du monde et le messie. C’est sans doute cela le miracle de ce que nous appelons le mystère de la nuit de Noël, qui serait la nuit de tous les possibles.

Laurence FOUCHIER

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